1777, n°204, 23 juillet, Aux auteurs du Journal

Messieurs,

On nous annonce que la Statue de Fénelon doit être bientôt exposée aux yeux du public. J’attends cette inauguration avec d’autant plus d’impatience, qu’elle me semble devoir faire époque dans notre siècle. En érigeant une statue à l’immortel Archevêque de Cambray, notre Auguste monarque rend un hommage public à la vertu et au génie. Il donne une preuve éclatante de son estime pour le sage qui forma ce Duc de Bourgogne l’honneur et l’espérance de la nation : il se déclare le protecteur du mérite des talents.

En donnant à nos Artistes des sujets aussi intéressants à traiter, il rappelle les beaux-arts à leur véritable destination. Car je ne puis croire que leur objet soit de faire éternellement des statues de Dieux et de Déesses, et de retracer à nos yeux l’image de l’ignorance, du délire et de la dépravation du Paganisme. Ce qui ennoblit l’état des Artistes, ce qui les rend utiles à la société, c’est l’avantage qu’ils ont de concourir à perpétuer la mémoire des grands hommes par des monuments durables. Les actions des Héros après un certain nombre de siècles semblent s’éloigner et se perdre dans la nuit des temps ; et peut-être à la fin seraient-elles oubliées, s’il n’y avait des monuments destinés à nous en rappeler le souvenir. Les statues qu’on élève aux hommes célèbres les font en quelque sorte revivre. Exposées en public, elles deviennent autant d’excitateurs propres à électriser les esprits et à ranimer l’amour de la partie.

Lorsque je me promène aux Tuileries, je m’arrête avec complaisance devant les statues d’Hannibal et de Scipion, elles me rappellent le courage et la constance de ces grands Capitaines, à qui deux puissantes républiques furent redevables, l’une de sa gloire, l’autre de son salut. Mais je ne puis avoir le même plaisir à contempler l’enlèvement d’Orithye.

En effet, quel intérêt ce groupe doit-il inspirer ? la vue de ce gros étourdi de Borée peut tout au plus me rappeler ce que les anciens en racontent gravement, c’est-à-dire qu’il se changea en cheval, et qu’à la faveur de cette métamorphose, il donna Dardanus douze poulains si fringants et si légers, qu’ils couraient sur les épis sans les rompre, et sur les flots de la mer sans enfoncer.

Je me promenais il y a quelques années dans un des plus beaux jardins du Royaume avec des jeunes gens accompagnés de leur Gouverneur. On leur faisait faire une station devant tous les Dieux et Déesses qui ornent ces jardins. On les interrogeait sur le nom et les aventures de chaque divinité. Ils en rendaient compte avec une exactitude étonnante. Après cette espèce d’exercice qu’ils soutinrent devant moi sur la Mythologie, on vint à parler de notre histoire. Je vis avec un étonnement mêlé d’indignation qu’il n’en avaient pas la moindre connaissance. Toute la nomenclature de la Fable était gravée dans leur mémoire et les noms des du Guesclin, des Dunoi, des Lahire et des Bayard n’étaient pour eux que des noms barbares. Vous conviendrez, MM, que voilà un singulier genre d’éducation. Ne serait-il pas à désirer qu’à la place de tous ces êtres imaginaires, qui ne sont que les passions trop bien personnifiées, on substituât les grands hommes de tous les temps, de tous les pays, et surtout ceux qui ont foulé le même sol et respiré le même air que nous ? La connaissance de notre Histoire en deviendrait plus facile, plus commune et plus familière. Les Citoyens de tous les rangs y trouveraient des modèles.

En attendant les vers qui ne manqueront pas d’éclore, quand la statue de Fénelon paraîtra, voici un quatrain que je vous prie de faire connaître.

Citoyen vertueux, esprit sage et sublime,

Ferme appui de l’Eglise, et soumis à ses lois,

De l’Europe étonnée il mérita l’estime,

Et ses doctes Ecrits sont la leçon des Rois.

J’ai l’honneur d’être, Messieurs, etc

L’Abbé B***