1779, n°119, 29 avril, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Je suis un bon Gentilhomme de Province. Dans ma jeunesse, j’avais les plus beaux cheveux du monde. Ma mère, qui était folle des belles chevelures, me répétait sans cesse que j’étais un Adonis, et je le croyais. Elle avait entendu dire que le travail de tête faisait de bonne heure tomber les cheveux, en conséquence elle recommanda aux Maîtres de toute espèce qu’elle m’avait donnés pour instruction, de ne point forcer mon travail. Ils suivirent ponctuellement ses ordres, et je ne les mis pas dans le cas d’arrêter mon ardeur pour l’étude, parce j’étais du même avis que ma mère. A 15 ans, la tête très ornée au-dehors et fort peu en dedans, cette tendre mère, après m’avoir arrosé de ses larmes, m’envoya à Paris. J’entrai au service et commençai mes exercices, c’est-à-dire ceux du cheval et des armes. Au manège, les chevaux peu courtisans et à qui ma mère n’avait pas donné le mot pour ménager son fils, m’obligèrent à force de chutes et de rechutes, d’étudier sérieusement leur allure. Ce fut (grâce à mes nouveaux Précepteurs) la première chose que j’appris à fond, ainsi que l’escrime, où je fis des projets rapides par la nécessité de défendre une vie souvent exposée. Dans le même temps, nombre de femmes aimables me prouvèrent, aux dépens de ma bourse et de ma santé, que j’avais de beaux cheveux. Enfin après beaucoup d’années passées au service du Roi et des Dames, je revins me marier dans ma Province : j’épousai une femme belle comme Vénus et sage comme Minerve, qui m’a donné des enfants aussi sages et aussi beaux que leur mère. Les plaisirs d’un époux et d’un père tendrement chéri, plaisirs auxquels le galant homme est sensible jusqu’au denier soupir, eurent bientôt dissipé ce fol amour pour les grandes sociétés. Livré à la nature et à la vertu, je respirais un air pur. Tous les jours se levaient clairs et sereins pour moi. Je sentis pourtant par la suite que les intervalles de plaisir du cœur seraient agréablement remplis par les occupations de l’esprit, et qu’une vie oisive était pénible. Je voulus me livrer à l’étude, il était bien tard ; j’étais parfaitement ignorant. Alors j’en voulus à ma mère, dont la mémoire me sera toujours chère malgré la faiblesse d’avoir tant ménagé ma chevelure ; mais né avec un génie ardent, je surmontai le plus grand obstacle, l’inapplication inhabituelle. En peu de temps, je m’initiai dans les Lettres et les Arts. ; enfin je suis parvenu à faire dans mes loisirs, sans aucune prétention, des vers, de la musique, et même de petits tableaux dont j’ornai ma maison, bâtie sur mes dessins. Ce goût m’a guéri de la passion de la chasse, de la table et du jeu. Je vous avouerai portant que, depuis ma réforme, je passe dans ma Province pour un original ; mais qu’importe ? j’ai doublé mon existence et mes plaisirs, et le bonheur ne me coûte pas cher, quand on l’achète aux dépens d’un petit ridicule. C’est donc pour acquérir de nouvelles lumières que je suis venu passer quelque temps dans cette Capitale. Dans ma jeunesse, je connaissais beaucoup les rues de Paris, et aucun des monuments des Arts dont cette Ville est remplie. Je viens donc avec des yeux frais et nouveaux examiner les curiosités qu’elle renferme. Je ferai des notes de tout ce que j’aurai vu ; je dirai ce que je pense, le bien et le mal, mais avec des si et des peut-être. Je ne suis point tranchant comme M le Comte de B**. Pour peu que mes réflexions vous plaisent, je vous les enverrai au fur et à mesure.

Avant d’entrer en matière, il faut que je vous raconte une première aventure, et mon impatience contre un original, faiseur d’Almanach, qui n’est ni Artiste ni homme de Lettres ; je crois que l’on peut sans scrupule tirer sur lui. Fort curieux de bien voir, je priai un de mes amis de m’acheter un guide fidèle dans mes recherches. Le lendemain mon ami m’apporte une Brochure intitulée : Almanach pittoresque et alphabétique des Monuments de la Ville de Paris, à l’usage des Artistes et des Amateurs des Beaux-Arts, par M Herbert.

Empressé, j’ouvre le livre au hasard. A l’ouverture, je trouve en parlant de la Statue de Louis XV : “ce monument a été exécuté par M Pigalle sur les dessins de M Bouchardon”. On m’a toujours dit dans ma province que la figure équestre était de Bouchardon tout seul et que la mort l’ayant interrompu dans ses travaux, il avait prié le corps municipal de charger M Pigalle de l’exécution des quatre figures qui ornent ce piédestal, et l’on m’a confirmé ce fait en arrivant ici. Ce Rédacteur d’Almanach regarde comme “un objet intéressant le pavé de cette place jusqu’au bord de la rivière. Les chaussées que l’on a formé, dit-il, vont de la Statue aux six entrées qui interrompent les fossés de la circonférence”. Cette phrase n’est pas plus claire que le pavé n’est intéressant, considéré comme beauté de l’art. en passant quelques feuillets de cet Almanach, je suis tombé à l’article de St Sulpice. La description mérite d’être rapportée en entier. “Les ouvrages recommencèrent sur les dessins d’Oppernord et sous la conduite du Chevalier Servandoni, qui a donné le dessin du grand portail (remarquez bien ceci, Messieurs, s’il vous plaît) dont la partie inférieure offre aux yeux un long portique formé par un double rang de colonnes CORINTHIENNES très élevées ; au-dessus règnent deux ordres d’Architecture Dorique et Ionique”. Où cet homme a-t-il vue là ou ailleurs, un ordre Corinthien porter des ordres Doriques et Ioniques ? il est donc sans yeux et sans connaissance ! Pour peu qu’il eût l’un ou l’autre, il aurait vu au rez-de-chaussée un péristyle d’ordre Dorique et au-dessus une galerie ionique ; et loin de mettre l’ordre Corinthien à rase-terre, il aurait dit qu’au-dessus de la galerie ionique on apercevait un ordre Corinthien placé en retraite sur les murs de la nef qui doit être démoli, s’il ne l’est pas actuellement. Cet Amateur érudit a trouvé aussi une coupole dans la feue porte S Antoine. Il serait trop long de détailler toutes les bévues dont ce livret fourmille. Je terminerai par la description qu’il a faite de la nouvelle fontaine de la rue S Honoré, dite la Croix du Trahoir. “Sa belle simplicité et solidité la feront considérer comme un monument durable. De durable à solide” il n’y a pas loin. “Son Architecture moderne, poursuit notre savant, flanquée en demi cercle à deux étages, est ornée de pilastres avec un entablement terminé par de petites COLONNES”. Je n’ai rien entendu à cette phrase, sinon qu’il fait marcher l’architecture moderne la tête en bas et les pieds en haut, et qu’il met les colonnes au-dessus de l’entablement. Pardon, Messieurs, le rire me prend et je finis en vous vous assurant que j’ai jeté le Livre au feu, et suis, etc, etc

L’Observateur de Province.