1779, n°130, 10 mai, Lettre de M le Comte de B** à l’Observateur Provincial

Monsieur l’Observateur aux beaux cheveux, pour un frais émoulu de Province, vous paraissez bien instruit de ce qui se passe dan cette Capitale. Quoi ! Vous savez déjà qu’un certain Comte de B** a le style tranchant ! mais vous-même, Monsieur, croyez-vous que le fabricateur de l’Almanach pittoresque trouvera votre plume bien douce et bien bénigne. Vous ajoutez assez bien votre monde, quand vous vous en mêlez. Cependant si cet Almanach dont vous nous donnez quelques échantillons, est tel d’un bout à l’autre, il faut convenir qu’il mérite d’être jeté au feu ou envoyé à la beurrière ; quant à moi, je ne vous en veux point d’avoir fait justice exemplaire d’un homme qui parle à tort et à travers des Arts qui lui sont inconnus ; en revanche, de grâce, ne me blâmez pas d’avoir (par esprit de justice et non de malignité) relevé les fautes d’Artistes, sans doute estimables mais trop prônés. Tout ce que j’ai dit est appuyé de raisons : les partisans enthousiastes me trouvent tranchant parce qu’ils voient avec le microscope de la prévention ; mais tout homme impartial, qui aura de bons yeux et l’amour du bien, m’en saura gré.

Autant j’applaudis avec transport à un mérite éminent, autant je suis révolté de la logue insensée de ces faux connaisseurs, qui ne ventent que des productions défectueuses, et malheureusement cette ville en fourmille. L’on ne voit que trop de nos jours, comme on l’a vu de tous les temps, les ouvrages médiocres en tout genre, avoir dans leur naissance plus d’admirateurs que les chef-d’œuvres. Les Pradon ont plus de partisans que les Racine. Qu’arrive-t-il ? qu’un Mirmidon jouit de la fortune et des honneurs qui devraient être le prix des travaux d’Hercule. Les Corneille sont pauvres, et les Chapelain sont riches. Ces plantes parasites dévorent les sucs nourriciers du bon grain. Quand la fureur épidémique des applaudissements est passée (car tout passe) on demande pourquoi tel a fait fortune et tel autre l’a manquée. Si j’étais misanthrope, je répondrais, parce que le denier la méritait et que le premier en était indigne. Mais je ne crois pas aux hommes injustes de propos délibéré. J’aime mieux chercher la cause de cette bizarrerie dans la chose même. Il n’est point ou presque point de protecteurs éclairés ; les prétendus connaisseurs sont innombrables, et leur essaim est bruyant, le vraiment beau, est le vrai. Tout le monde le dit, le fait et le répète, et cependant ce vrai est trop simple et trop austère pour séduire d’abord. On assure que l’on n’aime que lui, il n’en est rien : on le quitte pour le faux dont l’éclat éblouit. Les gens de goût reviennent bientôt de leur erreur ; mais les ignorants restent en foule autour de ces ouvrages brillants et légers comme les ailes d’un papillon, et s’entourent à crier Bravo, bravo. De ces cris redoublés et continuels, naît la vogue, la réputation des phénomènes éphémères.

Il est encore une cause du peu de richesse qu’acquièrent en général les grands hommes en tout genre. Ils ont des ailes pour voler à la gloire, ils n’ont point de jambes pour courir après la fortune. Naturellement sédentaires, peu courtisans, non par orgueil, mais par l’amour de l’indépendance, ils sentent que l’on devient l’esclave du grand que l’on adule ; ils s’occupent donc dans leur retraite à mériter par leurs talents d’être appelés à l’exécution de ces grands ouvrages, que leur ravissent les frelons qui voltigent ça et là pour butiner partout. Quand les abeilles présentent leur miel, on le goûte, on lui rend froidement justice ; mais il est trop tard : à peine trouvent-elles dans ce qu’elles glanent de quoi composer un miel plus exquis encore, dans leurs cellules où elles se renferment. Voilà ce qui m’irrite.

Je vous avouerai à ma honte que j’ai été moi-même un de ces protecteurs aveugles, et que c’est pour réparer les injustices que j’ai commises par prévention, que je déclare guerre ouverte aux faux connaisseurs, mes anciens confrères, et aux artistes, mes anciens amis. A mon retour d’Italie, tous les demi-talents qui font leur route en serpentant, m’apportaient avec assurance jusqu’à leurs Croquis les plus informes. Entouré d’esquisses, de tableaux, de modèles de statues, et de projets de bâtiments, je jugeais de tout ; quand je donnais mon avis, personne n’osait répliquer. J’avais mes Architectes, mes Peintres et mes Sculpteurs, que je donnais à tous mes amis. Je leur ai fait gagner un argent immense. Je m’en repens. Il n’est sorti de leurs mains que de l’enluminure, de la sculpture enfantine, et de l’architecture Guirlandée et sans caractère. Depuis, j’ai été visiter des Artistes dont on parlait et qui ne venaient pas me voir. Ils me montrèrent leurs ouvrages avec modestie, et même en tremblant, parce qu’ils étaient presque toujours mécontents d’eux-mêmes. Cependant quand je voulus leur donner des avis, ils eurent la bonne foi et la fermeté de faire entendre M le Comte de B** qu’il ne s’y connaissait pas. Ils me mirent eux-mêmes le doigt sur leurs endroits faibles et m’apprirent à leurs dépens de m’y connaître. Depuis j’ai mieux apprécié les productions des Arts et mieux distingué les vrais Artistes, qui n’emploient ni adulations ni charlatanisme.

Au reste je déclare que portrait du faux connaisseur n’est que le mien, et qu’il me ressemblait beaucoup il y a quelques années. Je déclare aussi n’avoir eu aucun dessein, en parlant des faux Artistes, de désigner personne et surtout ceux dont j’ai attaqué les productions. Je proteste contre toute interprétation.

Pour vous, Monsieur l’Observateur, nous verront comment vous vous en tirerez avec vos si et vos peut-être. Ne blâmez, ni ne louez le mal à propos, parce qu’alors nous nous verrions de près, je vous en avertit.

J’ai l’honneur d’être, etc