1780, n°85, 25 mars, Arts-Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Voudrez-vous bien donner les entrées de votre Journal aux rêveries d’un vieux Amateur des Arts ? Je les aime par goût, non par air et par manie. Je n’achète point, sur l’avis des marchands, un morceau fort cher, moins parce qu’il est beau, que parce qu’il est rare. Toujours entraîné par l’estime de l’ouvrage en lui-même, par mon propre sentiment et celui des Artistes éclairés, j’achète pour le plaisir de posséder des chef-d’œuvres, d’en jouir en promenant sur eux mes regards satisfaits et de les conserver avec le plus grand soin, sans nul projet de troquer, revendre et accroître mon capital. Si cela arrive à ma mort, j’en serai enchanté pour mes neveux ; mais je les avertis d’avance, que leur cher oncle n’a songé qu’à lui, et pourtant qu’en homme sage, il n’a sacrifié à ses goûts, que l’argent destiné à ses menus plaisirs. Mon Cabinet est heureusement formé depuis vingt ans, car je me garderais bien de l’augmenter dans ce moment-ci, par de nouvelles acquisitions de tableaux anciens. Les Amateurs, dont le nombre s’est prodigieusement accru depuis quelque temps, ont mis le feu partout. Je me suis fait conduire ces jours derniers à la vente de M Poulain, Hôtel de Bullion ; en vérité je suis tombé des nues. J’ai eu la satisfaction de voir les richesses de mon Muséum triplées de valeur ; j’en félicite mes héritiers. Il y a quarante ans que l’on nous regardait comme des fous, nous autres curieux, quand nous mettions mille écus à des tableaux, que l’on vend aujourd’hui de dix à douze mille francs. Je n’en suis pas fâché, mais je vous dirai tout bas, que je crois qu’il y a dans tout cela un peu de mode ou de vertige. Que l’on couvre d’or les tableaux capitaux des grands Maîtres, dont les sujets intéressants parlent à l’âme, au cœur et à l’esprit, enfin qui élèvent l’admiration des Artistes eux-mêmes, par la beauté des expressions, de la couleur et du dessin, cela ne m’étonnerais point ; mais que des tableaux représentant des objets inanimés, tels que des fruits et des fleurs, ne soient payés qu’avec de tonnes de pistoles ; que l’on sacrifie pour des sujets niais, comme celui d’une femme qui enfile son aiguille, jusqu’à cinq mille francs ; voilà ce qui me confond. Quel est l’effort de génie et d’expression d’un pareil morceau ? Quoiqu’un peu rouge, il est beau sans doute ; mais cinq mille francs !… Ah ! Messieurs mes Confrères, Messieurs les Amateurs, vous aimez mieux les bijoux que les belles et grandes choses. Savez-vous ce qu’il arrive de là, c’est que votre fureur pour les petits sujets tourne en foule les Artistes de ce côté ; ceux même qu’un esprit élevé attirerait vers le grand, s’empressent de rétrécir leurs idées, pour vous plaire et travailler à leurs fortune aux dépens de leurs talents. Ainsi tandis que le prix des sujets enfantins s’élève, l’art baisse et s’en va expirant. Pour moi, qui n’ai point des sommes énormes à engloutir, et qui saut que l’on enrichit les Artistes à moins de frais que les Marchands ; voici comme je fais : je n’achète plus de tableaux de Maîtres morts, mais je commande aux vivants des pendants pour les morceaux de mon Cabinet ; je fais lutter le Peintre qui a de la couleur, contre un Rubens ; celui qui a de la correction et une expression douce, contre un le Sueur ; M Vernet, contre un Claude Lorrain ; M le Prince, contre un Teniers, un Ostade, un Vouvermans, et ainsi d’autres. Si c’est quelquefois un tour que je leur joue, cette ruse étend les ailes des talents, et j’ai la douce satisfaction de prouver mon estime et de faire du bien à mes Contemporains. Je ne serais pas étonné que tout mon système parût un radotage ; au reste il est permis à mon âge de radoter ; car j’aurai mes quatre-vingt-quatre ans sonnés vienne la St Martin. Toutefois si vous insérez mes rêveries, peut-être vous en enverrais-je encore quelques autres.

J’ai l’honneur d’être, etc, Le Rêveur