1780, n°88, 28 mars, Arts, 2e Lettre du rêveur

Puisque vous avez introduit une de mes rêveries dans votre Journal, je vais encore en hasarder quelques-unes. Je vous avertis (et vous le voyez de reste) que je n’ai que le style d’un bonhomme. J’écris tout uniment comme je pense. Je désire le bien : c’est le but où je vise ; si je n’y atteins pas toujours, c’est par maladresse et non par mauvaise intention. Comme un goût vraiment senti m’a déterminé à former un Cabinet, tout ce qui, dans votre Journal, a rapport aux Arts, m’intéresse et prête à mes réflexions. J’y est lu dernièrement avec plaisir, la loi que je ne connaissais pas, et qui défend de faire paraître une estampe sous le nom d’un Maître sans sa permission, et à son défaut celle de l’Académie. M Renou en a très bien développé toute la sagesse et ce règlement m’a conduit à d’autres idées. Je me suis dit à moi même, si le Roi défend de porter atteinte à la réputation des Artistes, par une “traduction informe”, à combien plus forte raison, ne devrait-on pas veiller à ce que les chef-d’œuvres eux-mêmes ne fussent point altérés et enfin détruits. Je m’explique ; mais avant, permettez-moi, Messieurs, de gémir sur la détérioration des beaux Tableaux de Jouvenet, qui ornent la nef de l’Abbaye de S Martin des Champs. Hélas ! on leur a arraché jusqu’à l’épiderme ! les glacis, les tons légers et transparents sont disparus. N’est-il pas triste d’imaginer, que ces morceaux si renommés, qui attirent les regards des Nationaux et des Etrangers, et qui font tant d’honneur à l’Ecole Française, aient perdu par l’impéritie d’un Nettoyeur, l’esprit des dernières touches de l’Artiste, qui donnent l’âme et la vie à un Tableau ? Combien d’autres chef-d’œuvres, je ne dis pas dans cette Ville, mais dans les Provinces, sont et seront impitoyablement dégradés, raclés, et même repeints par ces effrontés charlatans, qui, sous prétexte de prétendus secrets, courent le pays et se font payer pour tout détruire. Mais me direz-vous, quel moyen d’exterminer ces insectes, qui comme des harpies, gâtent tout ce qu’ils touchent ? voilà, je vous l’avoue, embarras. Mon âge est celui de la raison et non de l’invention. Je sens qu’il est difficile et même impossible d’empêcher que des Particuliers, séduits par le babil des Restaurateurs maladroits, ne leur livrent en victime les beaux morceaux qu’ils possèdent : mais pour arrêter au moins une partie du mal, ne pourrait-on pas en garantir les tableaux de l’Eglise et les Peintures des édifices publics. Tous ces ouvrages sont dans le grand style, et faits pour les plus habiles Maîtres, qui, vu la place où ils sont exposés, ont cherché, pour leur honneur, à s’y surpasser. C’est ainsi qu’à peu de frais, notre Métropole étale des trésors si précieux en ce genre. Or, des morceaux appartenant à des maisons communes, telles que des Chapitres, Eglises, Abbayes, Couvents, et autres, semblent, n’étant la propriété d’aucun particulier, appartenir au Public, et par là devoir sous inspection immédiate du Souverain. Je dirai plus, ces chef-d’œuvres sont devenus le patrimoine de la nation ; elle s’en honore et en réclame la conservation comme de son bien propre. Cette expression n’est point exagérée, elle est justifiée par le fait. Qu’est-ce qui attire à présent les Voyageurs en Italie, sinon le désir d’y voir, avec les ruines des édifices Romains, les chef-d’œuvres des Raphaël, des Michel-Ange, de Guide, des Carraches, des Dominiquains, et de tant d’autres ? Les Princes de l’Italie sont si persuadés de la circulation qu’occasionne dans leurs Etats le passage continuel des Etrangers qui y viennent contempler ces merveilles de l’art, qu’il est défendu aux Propriétaires de les sortir du pays, et qu’à Rome surtout, on ne s’avise point de déplacer des morceaux d’une réputation universelle, ni de les altérer par des nettoiements trop fréquents. On peut me répondre, mais il est bon quelquefois de courir au secours d’un Tableau qui se détruit par l’humidité, ou d’autres causes semblables ; j’en conviens. Une restauration bien faite peut en prolonger la durée, j’en tombe d’accord. Eh bien, qu’il soit établi une loi par laquelle il sera enjoint aux Chapitres, Couvents, Eglises, Abbayes ou autres, dans tout le Royaume, de ne confier le nettoiement de leurs Tableaux et Peintures, qu’à des Restaurateurs, dont la capacité sera reconnue par l’Académie ; et que ces Restaurateurs n’obtiennent un certificat de cette Compagnie, qu’après lui avoir apporté un Tableau en état de délabrement, et rapporté le même tableau après sa réparation. Par cette précaution, on obvierait, autant que possible, à la perte totale de nos grands morceaux, et il est à croire que les Particuliers, jaloux de la conservation de ce qu’ils possèdent, n’en confieraient la restauration qu’à ceux munis d’un pareil Certificat. On se soumet toujours sans se plaindre, à une loi, que notre intérêt nous invite de suivre. On va peut-être encore me traiter de radoteur, n’importe, j’ai dit ce que je pense, et ce qui me paraît utile, me blâmera qui voudra. Je suis, Le Rêveur.