1780, n°89, 29 mars, Arts, 3e Lettre du rêveur.

Messieurs,

Vous avez vu que j’ai l’esprit conservateur. Comme nous ne pouvons espérer, pour les morceaux de peinture, la durée des monuments de la Sculpture, prolongeons au moins la fragile existence de ces premiers, autant qu’il est en nous, et ne permettons pas que l’on hâte la ruine de nos chef-d’œuvres en peinture ; voilà quel a été le but de ma dernière lettre.

Les Tableaux d’Appelle n’existent plus, tandis que les statues de Phidias instruisent encore nos Artistes et enchantent nos regards. Si nous devons disparaître de la surface de la terre, comme les Grecs et les Romains, si les ouvrages de nos Zeuxis doivent être dévorés par le temps, tâchons que ceux de nos Praxitèle arrivent dans tout leur éclat à la postérité et lui attestent notre ancienne gloire. Tel est l’objet de cette lettre-ci.

Heureusement formées de bronze vous qu’un vain désir de nettoyer ne peut altérer, statues de nos Souverains, vous brillerez sans doute aux yeux de nos derniers descendants, dans toute votre beauté ; mais vous qui décorez en foule les jardins et les appartements des Palais de nos Rois, superbes figures de marbre, cous que l’on lave périodiquement, pour enlever la crasse dont la poussière vous a couvertes, vous, dont par un frottement insensible, on enlève par degré les grâces et les touches spirituelles du Statuaire, pour ne laisser que le caput mortum ; monuments admirables à nos yeux, le serez-vous encore à ceux de la postérité ?

Il y a quelque temps, Messieurs, que je me fis conduire aux Tuileries, et soutenu sous les bras par mes deux laquais, je me fis asseoir près d’Enée qui emporte son père. J’étais en extase devant ce groupe sublime : je ne pouvais me lasser de contempler les belles oppositions entre les formes d’Anchise et d’Enée et du petit Ascagne ; enfin je demeurait stupéfait de l’exécution savante et précieuse de tout ce morceau, quand mon bonheur fut troublé par une apparence bien douloureuse. Je vis escalader ce groupe par deux ouvriers, je frémissais à tous moments qu’ils ne cassent une main, un bras, ou une jambe ; ils étaient armés de seaux, d’éponges et de brosses ; je crus crois voir des bourreaux armés des instruments de mon supplice. L’impatience me prit, je me fis lever, et j’allai, en murmurant entre mes dents, exhaler loin de moi ma mauvaise humeur. On peut me répondre sans doute que, sous les taches et l’épaisseur de la crasse, les beautés disparaissent, et que d’ailleurs l’on veille à ce que les ouvriers nettoient avec les plus grandes précautions. Je sais tout cela ; mais je sais aussi que le frottement le plus léger arrondit et polit à la longue les corps les plus durs, je vois donc dans l’avenir, avec la douleur d’un Amateur sincère, les plus beaux morceaux dégradés par les soins mêmes d’une propreté nuisible. En conséquence, je fais des vœux pour qu’il soit proposé un prix à celui qui trouvera le secret d’ôter des statues de marbre les macules de pluie et de crasse par simple aspersion, irroration, enfin de quelque manière que ce soit, pourvu que l’opération se fasse sans frottement proprement dit. Je mourrai content si ce secret était découvert, et j’en crois la recherche utile et digne de l’attention et de la sollicitude du Ministre des Arts. Excusez, et insérez, si vous pouvez, le bavardage d’un octogénaire, qui a l’honneur d’être, etc, Le Rêveur.