1781, n°262, 19 septembre, Arts, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Voltaire habillé à la Romaine, par M Houdon, a été cause d’une discussion que je soumets à votre décision. Je ne me rends jamais qu’à la conviction.

Un jeune Artiste prétendait qu’on avait fait très bien d’habiller Voltaire ainsi.

Voici ses raisons : Un grand homme appartient à l’Univers, d’après cela on le doit représenter dans le costume le plus généralement connu, le plus noble ; c’est le Romain. L’habillement français est maigre, trop peu noble, n’a pas les formes assez gracieuses, conséquemment ne peut donner la dignité convenable aux figures. Les Artistes en usent ainsi depuis 2000 ans, donc ils ont de bonnes raisons pour le faire. Cela donne un air d’antiquité ; les anciens sont nos Maîtres, il faut les imiter.

Voici mes réponses :

Voltaire illustre particulièrement la France, il est l’homme le plus étonnant de son pays, donc il faut le caractériser Français. Ce serait une belle idée, si, sous ce prétexte de la noblesse du costume, un Artiste nous présentait Tamerlan et Gengis en Pompée ; Confucius en robe consulaire ; Mahomet en casque, précédé des faisceaux. Voltaire doit avoir une perruque , un habit, ou sa robe de chambre et son bonnet de campagne à cornes, tel qu’on le lui connaissait, et il doit écrire ou avoir au moins près de lui une Henriade, une Zaire, parce qu’il faut au Lapon un bonnet fourré, au Tartare une houppe de cheveux, au Scythe un arc, etc. L’Auteur de Mahomet sans attribut, dans une chaise avec une robe consulaire et une bandelette dans des cheveux qu’il n’avait point, me paraît aussi singulier que me semblerait Cicéron en bottes molles. Notre habillement est mesquin…d’accord, dans un sujet d’invention ne l’employez pas ; mais un homme connu, et qui devrait être dans une situation animée, il lui faut le costume de son temps ; le plus mesquin peut être supérieurement traité. La vraie grâce c’est la vérité. Il ne s’agit pas de donner à Voltaire une dignité, des formes qu’il n’avait pas, mais son feu, sa manière habituelle, des traits caractéristiques, son costume réel.

Plusieurs Artistes, malgré le préjugé, ont senti cette vérité ; ils ont employé le vrai costume et ont été plus admirés.

Henri IV ne serait pas la même impression transformée en Romain. Si on lui ôtait sa fraise, sa barbe, il perdrait au premier aspect, son véritable habillement semble ajouter à sa bonhomie adorable, etc. Celui qui a si bien observé le costume de Tourville, fait voltiger sa cravate et onduler son panache, ne devoir pas dépayser un des plus grands hommes de notre pays. Je ne sais si Voltaire est plus noble en Romain, mais il est moins intéressant qu’en Français.

Eh, que ferait-ce, bon Dieu ! si son costume n’était qu’idéal.

Supposons, Messieurs, qu’il y ait eu des Houdon, des Pajou, sous Pharamond, Clovis, Charles Martel, Charlemagne, Hugues Capet, Philippe Auguste, St Louis etc qu’ils nous aient laissé les Statues de ces Princes, des grands hommes de leurs siècles, les aimeriez-vous mieux à la Romaine, ou vous paraîtraient-elles plus précieuses encore, en vous offrant, avec la ressemblance, le tableau chronologique des différents costumes qui tiennent toujours un peu de génie du siècle.

Quant à l’air d’antiquité, j’aime mieux la vérité. Les anciens sont nos modèles, il faut les imiter ; oui, dans la pureté du dessin, et non dans l’habillement ; les Grecs n’auraient point fait un Miltiade en Persan, un Platon en Egyptien ; ni les Romains, Scipion en Carthaginois ou en Espagnol ; imitons-les donc, mais suivant l’esprit, et non à la lettre. O imitatores, etc.

Messieurs, encore une dernière observation, les Arts et les Sciences s’entraident mutuellement par leurs liaisons intimes ; souvent les inscriptions, les médailles, les statues ont aidé à développer un fait historique ; que dans 2000 ans ont trouve sous les ruines du Louvre un Voltaire à ma manière, en perruque, avec une Zaire ; ce sera clair : on dira, voilà l’endroit où l’Académie française tenait ses assemblées. Voici un de ses premiers sujets ; Les savants aimeront à retrouver dans sa perruque les traces de celles critiquées dans les pièces de Molière ; mais qu’on trouve la statue de M Houdon, que l’inscription soit enlevée par le temps, je vois un Savant antiquaire consulter toutes les têtes des médailles alors existantes, pour voir à quelle tête connue ressemble celle trouvée :si par malheur il fourre dans la sienne que celle d’Arouet a quelque trait de l’effigie de Caligula, voilà l’Auteur d’Alzire, Empereur Romain…l’intention de l’Artiste trompée, et le Savant imprimant des volumes pour trouver une sottise…

Ces idées ne sont indiquées que par le gros bon sens ; des gens de Lettres, Messieurs, les développeront si elles sont trouvées justes ; fausses, ils les détruiront facilement.

Personne, avec si peu de connaissance, ne peut sentir plus de plaisir que moi en voyant Bélisaire, Léonard de Vinci, Les Vestales, Tourville, Pascal… Ce n’est pas offenser les Artistes en leur proposant des réflexions, quand on admire ce qu’ils ont d’admirable.

Je signe, Messieurs, parce que je ne prétends pas m’enorgueillir si j’ai raison, et que je suis trop raisonnable pour être mortifié si l’on me prouvait une erreur.

J’ai l’honneur d’être, etc Villeneuve.