1782, n°184, 3 juillet, Arts, Lettre de M Roucher Aux Auteurs du Journal, de Montfort l’Amaury, ce 30 juin 1782.

Messieurs,

Vous avez annoncé dans votre feuille du 25 de ce mois, les Statues en pied de Molière, Racine, Corneille, Crébillon et Voltaire, dont un jeune sculpteur, M Lucas Montigny, vient d’achever les modèles, et que cet Artiste propose par souscription. J’ai vue ces images des pères de notre théâtre, et je dois à un talent distingué l’aveu public du plaisir qu’il m’a donné.

Tous ceux qui, comme vous, Messieurs, s’intéressent véritablement à l’honneur des Arts, aux succès des jeunes Artistes et à la gloire de la Nation, qui n’est qu’un composé de celle de tous nos Grands Hommes, n’entreront pas avec indifférence dans l’atelier de M Montigny. La Sculpture a reproduit si souvent des hommes ou vils et méchants, ou inutiles ; comme les autres Arts, elle s’est livrée tant de fois à ce genre de prostitution, qu’il faut commencer par estimer l’Artiste, dont le génie ne s’enflamme que devant des modèles consacrés par l’admiration publique.

A cette occasion, permettez-moi une pensée qui m’a frappé toutes les fois que j’ai vue les Poètes, les peintres et les Sculpteurs se mettre pour ainsi dire aux gages des Princes, des Grands et des Hommes en place qui n’avaient aucun droit aux hommages de la Postérité, ou qui même ne devaient en recueillir que le mépris et l’exécration. Les ennemis du bonheur public ont usurpé les honneurs dus à la seule vertu, et à la faveur de cette usurpation, ils ont sauvé la mémoire d’une partie de la honte qui devait la flétrir. Dans leurs portraits, dans leurs statues, l’éloge se fait encore entendre aux yeux comme les beaux vers de Virgile et d’Horace sont presque venus à bout de faire oublier le Triumvir dans Octave.

Ah ! par de plus nobles chemins

Cherchez une gloire épurée,

Beaux-Arts, et pour servir au bonheur des humains,

formez une ligue sacrée.

Des méchants et des corrupteurs,

Ne chantez plus le nom, ne m’offrez plus l’image :

Vous ne devez ce noble hommage

Qu’aux mortels, de la terre immortels bienfaiteurs.

Ces vers, tirés d’une ode que j’ai composée à la louange de M Houdon, ne sont point déplacés, je crois, dans cette lettre, où il s’agit d’un talent qui, dans la même carrière s’annonce avec honneur.

Oui, Messieurs, si le projet de M Montigny est fait pour être applaudi d’une Nation qui doit une partie de sa gloire à ses grands poètes Dramatiques, j’ose assurer que l’exécution n’est pas indigne de ces sublimes modèles. Dans des attitudes variées avec art, ils montrent la vérité de leurs traits et l’expression de leur génie particulier. On devinerait, en les regardant, que Corneille s’est distingué par la profondeur des pensées ; Racine par la peinture de l’amour pour lequel son âme était née ; Molière par cette verve impérieuse qui le força comme malgré lui, à courir la carrière dramatique, et qui, dans ses ouvrages a répandu ce que, d’après les Latins, nous appelons force comique, (vis comica) ; Crébillon par des conceptions tragiques, où la terreur l’emporte sur la pitié ; Voltaire enfin par la malice et la causticité d’esprit qui a fait, pardonnez cette expression, la physionomie de son talent. Ce successeur de Lucien est représenté se levant de son bureau et souriant de la bouche et des yeux à un ouvrage qu’il vient d’achever, et qu’il tient à la main. On y croit lire en titre l’Ecossaise.

Vous voyez par ce simple exposé, Messieurs, que M Montigny est digne de voir ses ouvrages placés dans le Cabinet des Amateurs. Je désire bien sincèrement que l’accueil du Public l’encourage à nous donner un jour l’élite de nos Philosophes ; je veux dire Montagne, Descartes, Montesquieu, JJ Rousseau, et Condillac. Ces dix statues distribuées dans un Cabinet, y feraient une décoration plus heureuse et plus noble que tous ces bronzes en meubles qu’on y étale avec tant de faste.

J’ai l’honneur d’être, etc Roucher