1782, n°312, 8 novembre, Arts, Aux Auteurs du Journal,

Messieurs,

Il serait à désirer que les chef-d’œuvres qui sortent des mains de nos grands artistes nous restassent, pour servir de modèles aux jeunes gens qui entrent dans la carrière et leur indiquer la vraie route du beau ; mais la concurrence étant utile à l’Artiste, il est souvent avantageux que ces mêmes chef-d’œuvres passent chez l’Etranger. Le Prince des Asturies vient de faire enlever six tableaux du célèbres M Vernet. Ils ont été vus de peu de personnes, et comme je crois qu’il est intéressant que leur existence soit constatée, permettez que je me serve de la voie de votre journal, pour en faire la description. Le nom de M Vernet fait d’avance l’éloge de ses ouvrages ; je me dispenserai en conséquence de rien ajouter qui puisse me faire soupçonner de partialité.

Ces tableaux que j’ai vus sont au nombre de six ; tous ont cinq pieds de hauteur et trois sont fort étroits. Je dois faire remarquer cette forme désavantageuse, que l’on doit regarder comme une véritable difficulté ; mais je n’ai pas été mois surpris qu’enchanté de la manière dont cet habile homme a su se tirer d’un pas aussi dangereux.

Le premier représente des chutes d’eaux entre les rochers qu’elles ont creusés ; elles forment au bas de la roche dégradée en tous sens, un bassin parmi les pierres énormes qui en sont détachées par les eaux dans leur chute ; cet ensemble fait un fracas, un mélange confus d’écume et de vapeur si bien rendu, qu’on croit entendre le bruit et sentir la fraîcheur qui accompagnent ce spectacle vu d’aussi près que ce fidèle imitateur de la nature l’a représenté. Les figures sont des soldats du genre de Salvator Rosa, qui achèvent d’animer ce tableau.

Le second, moins large, représente une prairie où l’on voit un pont groupé avec des maisons, formant une belle opposition sur le ciel qui éclaire ces objets de la manière la plus piquante ; la beauté de l’instant que l’Auteur a représenté lui a suggéré, pour remplir cette élévation de ciel, d’y peindre un cerf volant, dont s’amusent des jeunes gens sur le devant du tableau.

Le troisième représente l’entrée d’une Ville magnifique, telle qu’on peut caractériser Athènes, Corinthe, Carthage, ou Rome. Sur le devant est une fontaine où des femmes d’un eau choix, viennent puiser de l’eau ; l’instant du jour, est le coucher du soleil ; le ciel de ce tableau est occupé par des nuages dont la couleur est si éclatante, que le plaisir qu’on a à les voir ne permet pas de s’en éloigner sans regret.

Les trois dernières sont des Marines. La première de huit pieds de large, représente le Lever du Soleil dans un instant de brouillard, qui, en se dissipant, laisse voir une belle partie du ciel et le sommet des hautes montagnes, en opposition avec quelques nuages éclairés par le soleil, dont on voit le risque rougeâtre à travers les parties transparentes de la vapeur ; dans cet instant, l’air est si tranquille, que l’eau de la mer réfléchit sans obstacle tous les objets, avec cet intérêt et ce charme d’un homme de goût qui fait saisir et dont on ne connaît d’exemple que dans les beaux instants de la nature. Les vaisseaux de divers genres, et les figures de pêcheurs achèvent ce chef-d’œuvre.

La seconde a six pieds de large. Elle représente l’incendie d’un port, derrière un rocher, auquel des arbres se groupent mêlés avec de belles masses de fumées, qui tous ensemble, forment une grande opposition aux flammes, et leur donnent un éclat qui les rend éblouissantes, par l’art avec lequel le Peintre a su ménager la lumière sur tous les objets de son tableau. La mer, dans une partie, réfléchit cet embrasement, et dans l’autre, la lumière froide du croissant et de quelques nuages, qui, dans cet instant de la nuit, met de l’intérêt jusque dans les endroits les plus obscurs du tableau ; il est animé par un grand nombre de figures très variées.

La troisième et dernière Marine a dix pieds de large, elle représente un naufrage. On a toujours vu la Peinture en défaut pour exprimer le mouvement ; ici les éléments se font la guerre d’une manière sensible, la violence des vents et leurs effets y sont si vivement représentés, l’état des malheureux qui se sauvent du péril est si touchant, qu’il est nécessaire de se rappeler que ce spectacle est en peinture, pour pouvoir le soutenir. Mais je n’ai pu trop admirer la beauté des eaux de la mer, l’art avec lequel cet homme sublime a su peindre ces vagues roulant leurs eaux écumantes, celles qui coulent en tous sens de dessus les écueils, ailleurs leur transparence, où l’on voit des portions de rocher à différents degrés d’enfoncement qui vont se perdre dans la plus grande profondeur de l’eau.

Ces tableaux ont été envoyés en Espagne lundi 21 octobre dernier ; ils seraient partis beaucoup plutôt si Monsieur, Madame et Madame la Comtesse d’Artois n’eussent désiré de les voir. J’ai l’honneur d’être, etc.