1782, n°360, 26 décembre, Gravure, Arts, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Je dîne tous les dimanches chez un Procureur, qui est de mes Parents et j’y lis vos feuilles de chaque semaine : il y a bien des articles que je passe, parce que je ne les entends pas. Il y en a d’autres qui me plaisent parce qu’ils sont drôles ; il y en a beaucoup qui me font pleurer de joie, parce que je vois que vous prêchez toujours la bienfaisance et que vous trouver souvent des Bienfaiteurs. Mon compère et mon ami Bonar, le Bonnetier, n’a pas craint de vous écrire il y a quelques années, quoiqu’il ne fut pas plus homme de lettres que moi ; mais il était père de famille, il vous a parlé de ses enfants ; j’ai à vous parler des miens, voilà mon titre ; ce brave homme est cause que l’on a remis nos beaux Tableaux de Notre-Dame à leur ancienne place : peut-être ce que j’ai à vous dire, produira-t-il également un bon effet dans un autre genre et alors je me féliciterai d’avoir pris la liberté de vous écrire. Je suis Messieurs un honnête Marchand Frippier, père de quatre enfants ; très peu aisé, mais heureux puisque mes quatre fils tournent tous à bien. Il est vrai qu’aucun d’eux n’a voulu s’attacher à la boutique de son père ; cela me fâche un peu : peut-être est-ce ma faute.

Au reste ces détails vous sont étrangers et je me hâte d’en venir à l’objet de ma lettre. L’aîné de mes fils a 20 ans et finit la philosophie au Collège des Quatre Nations. Le second en a 18 ; dès son enfance il barbouillait tous mes murs de charbon, et en grandissant, il m’a toujours assuré que la nature l’appelait à l’état de peintre. Le troisième, âgé de 15 ans, a cru que pour faire un jour une bonne maison, il fallait apprendre à en bâtir, aussi veut-il être Maître Maçon, et pour cet effet, il a travaillé à l’Ecole gratuite de dessin, où il a fait des progrès rapides dans la coupe des pierres. Le cadet est aux Ecoles des Frères de la Paroisse de Saint Roch. Je vous ai dit, Messieurs, que j’étais heureux : jugez vous-mêmes si je doit l’être. Mon aîné a eu des prix à l’université, le second a gagné trois médailles et un second prix à l’Ecole de peinture, le troisième a remporté un prix de maîtrise à l’Ecole gratuite de dessin, le cadet, qui sait son catéchisme sur le bout de son doigt, a eu un prix de sagesse et de mémoire à Saint Roch. Je n’ai pas manqué d’assister à leurs triomphes ; quelles fêtes pour un père. Au milieu de l’appareil le plus imposant j’ai vue Monseigneur le premier Président embrasser et couronner mon fils ; à l’Ecole gratuite de dessin, le magistrat, respectable dont les soins et la bienfaisance sont la sûreté et le bonheur de tous les Citoyens, posa la couronne sur la tête de mon fils, et le serra dans ses bras ; mon cadet fut embrassé par le bon curé de notre paroisse, et toutes ces cérémonies étaient très bruyantes et très nombreuses. Il ne restait donc que mon fils le Dessinateur, dont les succès n’avaient pas encore eu leur récompense. Ses frère lui demandaient toujours :“mais quand est-ce que donc tu auras tes médailles ?” plus d’une fois il avait gémie de n’avoir pu suspendre dans ma chambre quelques lauriers à côté de ceux de ses heureux frères : cependant sa première victoire datait de 1779 ; enfin vint , il y a quelques jours, tout essoufflé de joie, m’annoncer que l’Académie distribuerait ses prix et ses médailles. Je prends mes mesures, je quitte ma boutique, et accompagné de mes fils et de nos parents, je me rends à cette distribution. Je croyais qu’elle serait aussi solennelle que toutes celles dont j’avais été témoin. Quelle fut ma surprise quand je me trouvai dans une salle mal éclairée, où je ne pus distinguer aucun objet. Point de trompettes, point de fanfares, par conséquent peu de monde. J’espérais que quelques académiciens ouvriraient la séance par des discours sur leur art, comme cela se pratique à toutes les Académies possibles, même à celle d’Ecriture et de Boulangerie ; je me faisais une fête d’entendre parler ces célèbres Artistes, Mrs Pierre, Vien, Vernet, Cochin, et tant d’autres dont mon fils ne cesse de m’entretenir. ; au lieu de tout cela on s’est borné à appeler chaque Athlète vainqueur ; la plupart étaient absents ou déjà partis pour Rome. Ceux qui se sont présenté ont paru dans un négligé qui les honorent dans leurs ateliers, mais qu’aucun d’eux ne voudrait conserver les dimanches ; je les ai vus en ne sachant à qui ils devaient faire hommage de leurs respects et de leur reconnaissance, gagnant presque à tâtons une place qu’on leur indiqua, où un Monsieur, assis à un bureau, leur remit quelque chose dans la main ; j’ai su depuis que c’était une médaille. J’avoue, Messieurs, que cette façon de récompenser m’a paru peu propre à encourager les talents ; d’ailleurs j’ai regretté vivement que mon fils n’ait pas eu l’honneur d’être embrassé par le Ministre, que j’ai vu présider à cette assemblée. Sa physionomie est du nombre de celles qui commandent l’amour et la vénération. Rentré chez moi, mon chagrin s’accrut encore ; mon absence m’avait fait manquer deux ou trois affaires ; cependant je ne dis mot parce que je vis que mon peintre était mortifié ; mais mes autres enfants ne furent pas si discrets, et comme ils sont dans l’habitude de plaisanter sur le choix qu’il a fait d’un état qu’ils disent n’être pas autrement le chemin de la fortune, j’ai eu le déplaisir de les entendre toute la soirée se tracasser sur la médaille gagnée en 1779, distribuée en 1782 et ils ne cessèrent de vanter, l’un l’Université, celui-là l’Ecole gratuite et celui-ci notre Curé.

J’ai l’honneur d’être, etc,

Guenillet, Marchand Fripier.