1784, n°245, 1er septembre, Arts, Aux Auteurs du Journal.

Messieurs,

Vous venez d’annoncer, d’une manière bien sèche, les prix remportés cette année par les Elèves de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture ; vous ignoriez sans doute les circonstances qui ont précédé et suivi le jugement de ces prix. Aux âmes froides elles paraîtront peut-être puériles et produites par un fol enthousiasme ; mais comme elles prouvent à mon avis, l’esprit de justice, l’impartialité et l’amour de la gloire dans les jeunes artistes, et en même temps le zèle patriotique dont est susceptible tout véritable amateur, je me fais un plaisir de les rendre publiques. Ne cessons jamais de citer tous les traits qui présentent l’homme sous un jour favorable ; répétons-lui à chaque instant qu’il est né bon, juste, compatissant et capable de tout pour le bien, quand il suit son impulsion naturelle. Loin de nous ces Philosophes atrabilaires, qui ne voient en lui qu’imperfections. Je me surprends prêcher…Pardon, Messieurs, ce n’était pas mon intention. Je reviens à mon sujet.

Depuis très longtemps l’Académie n’avait eu à prononcer sur d’aussi bons ouvrages de ses Elèves, et l’on disait publiquement que tel qui cette année remporterait un second prix, aurait dans une autre obtenu le premier. C’est faire l’éloge de la force des concurrents en général. Ce bruit favorable avait attiré une grande foule de monde dans les salles de l’Académie les jours qui ont précédé le jugement. Le jeune Drouais, fils de feu M Drouais, Peintre de Portraits, à 20 ans et demi, a fait un Tableau au-dessus des forces ordinaires de son âge, et dont il s’honorera dans tous les temps de sa vie. Ses rivaux ont eu la bonne foi et le noble courage de dire, en voyant son ouvrage ;“ce n’est point un Emule que nous avons en lui, c’est un Maître”. Un Amateur distingué à l’aspect de ce morceau, a désiré en avoir un de ce jeune artiste, et comme il le félicitait de joindre à tant de talents, de la fortune et de la santé, il fut amené devant le bas relief du nommé Chaudet, qui a remporté le premier prix de Sculpture et qui, âgé de 21 ans, possédant de vrais talents, n’a ni santé ni fortune. M Gois, son Maître, se trouvant là par hasard, plaignait son élève, et disait avoir été assez heureux pour obtenir des secours d’un Amateur en faveur d’un autre de ses Elèves aussi peu fortuné et couronné en 1782, et qu’il désirerait avoir le même bonheur pour celui-ci. Je suis, lui dit l’inconnu, celui que vous cherchez ; et ce même jour, les fonds d’une pension annuelle pendant quatre années de séjour en Italie, ont été envoyés à M Gois pour subvenir aux besoins du jeune Chaudet. En ne le nommant pas, je ménage la modestie du Bienfaiteur, mais j’espère qu’à ce trait il sera reconnu de tout le monde.

Le nommé Gaussier, de même âge que ce dernier, et qui a obtenu le second premier prix de Peinture, ni plus riche, ni mieux portant que lui, mais qui n’a pas rencontré sur son chemin un amateur aussi généreux, a tenu un rapport digne d’être rapporté. Il est, comme vous l’avez dit, Elève de M Taraval, dont le neveu, après avoir remporté en 1782 le premier prix de peinture à 16 ans et demi, vient de mourir en Italie dans les efforts d’une croissance extraordinaire. C’est pour les Arts une perte bien réelle et bien sensible pour un oncle qui le chérissait tendrement ; à ce sujet, une Dame disait , avant le jugement, au nommé Gaussier, vu la faible complexion : Ménagez-vous, si vous avez le prix, n’allez pas mourir à Rome comme le jeune Taraval. Ah ! n’importe, dit-il, Madame, il est beau de mourir à Rome. N’est-ce pas l’héroïsme du militaire qui désire expirer sur la brèche ? Voilà ce qui a précédé le jugement des prix, voici ce qui l’a accompagné et suivi. Tous les Elèves de l’Académie et leurs amis, rassemblés à la place du Louvre, pour attendre la décision de l’Académie sur les concurrents aux grands prix, enchantés que cette Compagnie ait accordé des Couronnes à ceux que leur imagination avait couronnés d’avance, pour fêter leurs Camarades et ceux qui les avaient jugés, ont été sur le champ chercher les rambours des Invalides, ont emporté les dépouilles fraîches et encore vertes des arbres du Jardin de l’Infante, les ont jetées sur le passage des Académiciens ; et quand quelques-uns d’eux sortaient, il les recevaient au milieu des acclamations, au bruit du tambour et tombant comme une nuée sur les Maîtres des Elèves proclamés, ils les embrasaient de tous les côtés. Ils ont fini par se saisir des vainqueurs, les ont ceints de lauriers, et les ont, jusque chez eux, portés en triomphe sur leurs épaules. Ce beau délire est le germe créateur du sublime dans tous les genres.

François, quittez la triste manie de déprimer dans leur nouveauté toutes les productions des Arts ; Grands et vous hommes riches, mettez en oeuvre les Artistes, donnez leur de grands travaux, et vous verrez naître de grands hommes : que les Amateurs généreux avec discernement, comme celui que je viens de citer, jettent quelques parcelles de l’or qu’ils prodiguent infructueusement pour l’achat des morceaux anciens, sur les jeunes plantes qui meurent faute de nourriture ; qu’écoutant des Architectes de bon goût, ils réservent pour leur boudoirs l’amusante folie des arabesques et qu’ils appellent dans les monuments publics et les appartements d’honneur, la Peinture et la Sculpture héroïque ; alors nous verrons sous le règne de Louis XVI, revivre le beau siècle de Louis XIV.

J’ai l’honneur d’être, etc.