1787, n°96, 6 avril, Arts, Aux Auteurs du Journal, CNC, Graveur du Roi

Messieurs,

Dans votre Feuille du 4 mars, vous annoncez une estampe intitulée : l’Elève intéressante, gravée en manière noire. Vous ydites cette Estampe dont la composition est charmante nous paraît avoir de l’effet. Elle en a véritablement ; mais cet effet n’est-il pas dû à un petit artifice trop usité ; à une supposition qui n’est pas fondée sur la nature et sur la vérité ; qui semble annoncer peu de connaissance des véritables effets de la lumière, mais qu’on pourrait justifier en s’appuyant sur d’autres autorités que celle de la raison ?

C’est un moyen bien plus facile, mais immanquable, pour faire paraître des chairs ou des étoffes bien blanches, que de noircir tout ce qui les entoure ; de supposer que tous les accessoires environnants ne sont pas dignes de recevoir la lumière aussi bien que l’objet principal. Quelque fausse que puisse être cette supposition, elle a beaucoup de partisans. On met du noir où l’on croit en avoir besoin, sans observer s’il est possible qu’il y soit. On se persuade que le public qui n’examine pas toujours si les effets sont raisonnables et vrais sera séduit ; on sait que le plus grand nombre ne voit de mérite dans les estampes qu’autant qu’elles sont bien noires : par ce moyen on produit ce que bien des gens appellent de l’effet, mais qui ne mérite pas ce nom, puisque rien n’est bien s’il n’est vrai.

Au reste, il peut être hardi d’oser blâmer ces effets factices ; ils sont à la mode, et ni raison ni réflexion, ne peuvent secouer le joug de la mode. Ne voyez-vous pas que le système de la Peinture veut qu’elle se noircisse de plus en plus ? N’avez-vous pas été à portée de remarquer que dans de très grands et très beaux Tableaux, les principales figures qui sont sur le devant jouissent de la lumière du jour le plus brillant, tandis que les édifices, les figures mêmes d’un ordre inférieur, telles que soldats ou peuple, qui sont derrière et seulement à la distance de quelques toises, obtiennent à peine le faux jour d’une éclipse de soleil : c’est dans ce cas qu’il est bien vrai de dire qu’il ne luit pas pour tout le monde : cela est il bien raisonnable ? non : mais c’est la mode ; d’ailleurs c’est presque le seul moyen de ne pas ressembler aux habiles gens qui nous ont précédés.

N’en concluez pas cependant que les Peintures aient adopté ce principe fécond, si cher à nos jeunes Architectes, qui consiste à ne rien faire qui ressemble à ce qui a déjà été fait, et nous produit des édifices si plaisants, qu’on ne peut les regarder sans rire.

Revenons à la Gravure. La manière noire, aussi française qu’anglaise, a été exercée en France dans le siècle passé. Elle a été noire et désignée par son défaut capital ; mais les Vischer, les Edelinck, les Masson, les Rousselet, Gérard Audran, Laurent Cars, et beaucoup d’autres, soit par la beauté de leur burin, soit par leur science dans le Dessin, ont fait oublier les Estampes noires et cette façon de graver trop facile.

Vous demandez si elle est aussi favorable pour le Dessin et pour rendre les fermetés de la touche des originaux ? on peut répondre d’abord que tout Artiste qui sentira fortement le mérite de la touche d’un Maître la rendra dans quelque manière de graver que ce soit, s’il se pique de la bien imiter ; mais en général, ce n’est pas le but qu’on se propose en gravure, parce qu’il coûterait des soins infinis, et qu’il s’accorderait difficilement avec le sentiment de liberté que doit conserver le Graveur dans son travail. Il s’occupe du soin de bien rendre le dessin, les formes, les surfaces indiquées, le clair obscur, et les effets de la lumière et des ombres que présente le tableau original. Quant à la fermeté, il est certain que cette manière noire y est moins propre ; de sa nature, elle est molle et sans articulation, et dans le vrai elle n’est pas à sa place que dans les tableaux excessivement noircis, soit par le temps, soit par le système du Peintre.

Je m’arrête et ne veux pas me livrer à aucune observation sur les divers genres de gravure, dans la crainte de vous prendre trop de place ; je me contente de répondre à la question que vous avez proposée

CNC Graveur du Roi