2. Critique des Salons

1777, n°272, 29 septembre, Arts, Lettre aux Auteurs du Journal.

Messieurs,

J’ai lu toutes les brochures qui ont paru jusqu’à présent sur le Salon. Il y en a trois dont les Auteurs n’ont aucune connaissance des Arts. Ils blâment et louent à tort et à travers, et décident avec l’intrépidité de l’ignorance. Ainsi du Jugement d’une demoiselle de quatorze ans, des Réflexions d’un petit Dessinateur et des Tableaux du Louvre, où il n’y a pas le sens commun, et dont l’Auteur si bien rempli le titre, je ne serai qu’un seul et même paquet ; ensuite un fagot enflammé terminera leur sort.

Les Lettres pittoresques à l’occasion des Tableaux et la Prêtresse, ou nouvelle manière de prédire ce qui est arrivé, méritent réfutation, par ce que les Auteurs sont instruits, ont des yeux et du goût. Je voudrais au premier moins d’hypocrisie dans ses compliments, et moins de partialité ; et au dernier je reprocherais, pour me servir des termes de l’art, une couleur trop crue et une touche trop dure. L’Auteur de la Prêtresse a des lumières, il apprécie assez bien, quand la haine ou l’amitié n’agitent point la balance. Il est injuste envers MM la Grenée, comme envers bien d’autres. Il renvoie M l’Epicié au genre familier ; cependant on ne peut refuser des éloges au Tableau de Porcia qui a de l’effet, et où l’on remarque une manière de draper grande et historique. Il loue le Du Guesclin et l’Agriculteur de M Brenet ; il a raison ; mais l’intimité égare sa Prêtresse, quand elle dit : “Ah ! mon cher Monsieur du Rameau, tu auras un si beau sujet à traiter, quel homme que Bayard, quel costume ! et tu ne feras rien qui vaille”. Une impertinence est bientôt lâchée : la continence de Bayard, n’en déplaise à la Prêtresse, pouvait inspirer de beaux vers ; mais sur la toile, la pantomime en est très difficile à rendre. Il est des sujets qui ne semblent pas être du ressort de la Peinture. Si l’on s’avisait, par exemple, de charger un Artiste de peindre le “qu’il mourût” de Corneille, je demande comment il pourrait s’y prendre ? Or ce trait de Bayard, qui tient plus à la pensée qu’aux mouvements extérieurs, me paraît de la même espèce que le qu’il mourût. Revenons au tableau si cruellement déchiré. Il a sans contredit des beautés, de la netteté dans l’effet (mérite rare), une couleur soutenue ; ce que l’on pourrait trouver à reprendre, c’est la jeunesse de la mère et la richesse de son habit. Cette inattention de l’Artiste jette de l’obscurité dans cette scène, et l’on devine difficilement la qualité des personnages.

M le Prince est on ne peut plus mal apprécié. D’après l’oracle rendu par la Prêtresse, ce Peintre charmant n’aurait ni dessin, ni couleur. La prophétesse n’a donc pas daigné jetter les yeux sur sa Ferme, son Corps de Garde et tant d’autres ? Elle n’a donc pas remarqué que ces Tableaux ne sont point décolorés contre ceux du sublime Vernet ? Croit-elle que l’on se soutient contre ce grand homme sans force et sans mérite ? Voilà ma réponse à l’amertume de sa critique.

M le Prince n’est pas le seul qui ait lieu de s’en plaindre. On discrédite sans ménagement le beau Portrait du Roi par M Duplessis. Si la figure, ce dont je ne conviens pas, n’est pas d’à plomb, aussi ne l’est pas le reproche de l’avoir trop surchargée d’habillements. Le Critique n’a jamais sans doute endossé, ni même vu l’habit du Sacre ; en général il en veut aux vêtements volumineux. La robe terminée des Présidents lui déplaît aussi ; ce n’est pas la faute de personne. S’il eût dit qu’en terminant la tête davantage, en la piquant moins de blanc et en rompant le ton trop entier du rideau bleu du fond, ce morceau ne laisserait rien à désirer ; il eut parlé vrai, et son avis facile à suivre eût éclairé l’Artiste sans l’offenser. Le talent de M Vincent est mieux analysé ; je crains, comme l’Auteur, qu’il ne perde pas son temps à faire des Portraits, et je suis fâché qu’il ne nous ait pas donné de grandes machines ; je suis en droit de douter qu’il fasse un grand chemin dans l’histoire et qu’il soit un des Aigles de son siècle, malgré la prédiction. M Menageot me paraît plus propre aux grandes ordonnances ; mais je ne pardonnerai jamais au Critique, après avoir dit que M le Prince n’est pas coloriste, d’assurer que M Callet a un bon principe de couleur. Sa couleur est fausse en tout point. S’il veut en avoir une bonne, il faut en changer ; du reste, ‘je conviens que les draperies sont lourdes, sa composition mal conçue et ses expressions forcées. Sa petite Figure vaut mieux que son grand Tableau. Le temps seul nous apprendra quel honneur il pourra faire à l’Ecole Française. Il est honnête d’avertir M Barthellemy de ne point se livrer trop aveuglément à sa facilité, elle pourrait le perdre. Quoique les détails et les parties du Tableau du Siège de Calais, tels que les têtes, les pieds, les mains ne soient pas précieusement rendus, il est trop d’avancer que ce n’est qu’une ébauche peu arrêtée. Cet Artiste a peint un Athlète mourant, qui lui fait honneur. Ce morceau doit le persuader que la Nature est la mère des Arts d’imitation.

M Greuze est un des amis de la Prêtresse, mais je lui sais gré de la manière dont elle mêle l’éloge à la censure, quand elle parle de son Tableau de la Malédiction paternelle. Si tous les articles de cette Brochure avaient ce ton honnête, on ne pourrait qu’y applaudir. M Greuze est un très grand peintre, mais les défauts qui lui sont reprochés sont réels. Ce ne sont point ses ennemis qui lui ‘trouveront peu d’effet, les draperies monotones, des incorrections de dessin, de la lourdeur dans ses linges’, ce seront des juges éclairés. Au reste, ces défauts tiennent à de si grandes beautés, qu’il faut les lui pardonner. Je serai moins indulgent sur son obstination à ne point exposer ses ouvrages au Salon ; l’exemple de ses confrères, les désirs du Public, et le vœu de l’Académie, dont il doit s’honorer d’être Membre, sembleraient devoir lui faire la loi.

Les égards que la Prêtresse a eu pour M Greuze, étaient dus à l’Auteur du Mausolée du Maréchal de Saxe ; elle est inexcusable d’y avoir manqué. Elle loue avec justice l’admirable Tombeau du Père et de la Mère de notre Auguste Monarque par M Coustou. Un Artiste avait prédit, dans votre Journal, que le Public jetterait quelques fleurs sur le Tombeau de ce grand Sculpteur, en admirant celui qui vient de sortir de ses mains ; il aurait pu annoncer, qu’on mêlerait à ces fleurs les autres lauriers immortels.

J’aurais embrassé de plaisir la Prêtresse, si elle eût été près de moi, au moment où elle s’est écriée, en parlant de la Diane de M Allegrain : “trop heureux Endymion, jamais ton réveil ne t’offrait rien de si beau, ce chef d’œuvre écrasera les ennemis de M Allegrain, qui attendront trop tard à lui rendre justice” M Allegrain est trop doux et trop modeste pour avoir des ennemis. Malheureusement il est des gens qui, trompés par l’extérieur le plus simple, ont de la peine à lui croire un aussi grand mérite. Mais la voix de l’Auteur du Chancelier de l’Hôpital qui dit “qu’il mourrait content après avoir sculpté une aussi belle figure, aux cris de tous les Artistes et du Public, le bandeau de la prévention tombera, et M Allegrain sera placé, comme il le mérite, au rang des plus habiles Statuaires de nos jours”.

Emporté par l’amour de l’Art, j’ai peut-être pesé davantage, sur les défauts de nos jeunes débutants ; ils sont dans l’âge de se corriger et de profiter d’avis sincères et non outrageants, tels que se l’est permis la Prêtresse, à qui l’on ne peut refuser ni de l’esprit, ni des lumières. Je confirme toutes les louanges accordées au vrai mérite et ne me plaint que de l’âcreté de son style pour des Artistes estimables.

Une autre fois, je vous parlerai des Lettres pittoresques.

J’ai l’honneur d’être, etc Le Comte de***