1777, n°276, 3 octobre, Réponse à la lettre de M le Comte de***, insérée dans le n°272.

Je ne suis point Artiste comme vous, M le Comte, mais j’ai l’âme sensible et des yeux et je me crois par cela seul dans le cas de dire mon avis sur un Art qui a pour but l’imitation de la nature. J’approuve la plus grande partie de vos observations sur la critique de la Prophétesse ; mais il me semble que vous la traitez trop durement au sujet du Tableau de M Durameau. J’estime comme vous les talents réels de cet Artiste, mais je le respecte assez pour ne pas le flatter et je lui fait l’honneur de croire qu’il peut entendre la vérité. Pour excuser la faiblesse de la production de ; Durameau, vous prétendez qu’il y a des sujets qui ne peuvent être soumis au pinceau et vous citez le qu’il mourut de Corneille. Pourquoi ne pas citer à propos de la continence de Bayard, la continence de Scipion ? Vous êtes ami de M Durameau, mais vous n’êtes pas adroit. Au surplus examinons comment M Durameau a traité son sujet et s’après ce qu’il n’a pas fait, tâchons de découvrir ce qu’il aurait pu faire.

On amène un soir à Bayard, dans la ville de Grenoble, une Jeune fille. Instruit par les pleurs et les discours de cette infortunée qu’elle n’a pour objet que de procurer à sa mère les aliments nécessaires au soutient de sa vie ; il ne veut plus la garder et la fait conduite chez une parente ; le lendemain il va la visiter et fait venir sa mère ; informé qu’un de ses voisins l’aurait épousée si elle avait eu seulement six cents florins, il lui en présente douze cents et la marie.

Ce trait de la vie présente deux scènes. L’une très pathétique, où ce chevalier est vraiment grand en domptant la faiblesse, et l’autre, où Bayard est libéral en se privant de douze cents florins pour marier une jeune fille. M Durameau intitule son tableau : la Continence de Bayard et choisit la scène chez la parente, et où Bayard présente lui-même la bourse.

Vous conviendrez, M le Comte, que vous n’aviez pas donné ce conseil. Pourquoi, dans ce cas, gronder la prophétesse ? Au surplus, suivons l’Artiste chez la parente et voyons ce qu’il nous présente. Premièrement, dans un moment aussi brillant, cette parente n’est pas chez elle. A-t-elle mieux à faire que de jouir de la présence du Chevalier et du spectacle que cette présence annonce ? La fille, aux pieds de Bayard, est vue de profil, ce qui semble donner à la mère le rôle principal et j’ai vue des gens s’y tromper. Bayard tient la bourse aux florins, mais on ignore s’il récompense le vice ou la vertu. Les deux Filles sont richement vêtues, la Fille a une chaîne d’or, mais dans ce cas Bayard a-t-il dû croire à la misère excessive qui sert d’excuse à la démarche très-extraordinaire de la jeune Fille. Bayard a sur lui Crassard et Cuissard, on voit même sa lame et son bouclier. Il faut se rappeler que Bayard n’est pas chez lui, et qu’étant en convalescence dans une Ville où il donnait et recevait des fêtes, il n’est pas naturel qu’il ait des armes offensives puisqu’il n’est pas chevalier errant.

Je crois, M le Comte, qu’une folle d’une beauté éblouissante, relevée par la simplicité de ses habits, dans lesquels, si vous le voulait, on aurait conservé les débris de la richesse, tendant les bras à sa mère, que la mère accablée par la douleur et la misère, humiliée par la générosité du Chevalier à qui la veille la fille avait sacrifié ce qu’elle avait de plus cher. Je crois que la Figure du Chevalier sur laquelle on aurait peint la grandeur, la douce satisfaction d’avoir préféré cette jouissance à celle qui lui avait été offerte la veille, auraient pu produire de véritables effets en donnant de l’expression à toutes ces têtes, seul caractère des Tableaux d’histoire.

M Durameau trompé comme beaucoup d’autres par le trop d’importance des costumes, ne les a pas négligés, il a même poussé le scrupule à cet égard jusqu’à mettre les florins de Bayard dans une bourse à jetons. Mais de bonne foi, est-ce dans ces misérables accessoires que devait consister le genre de l’histoire ? c’est dans le jeu des passions et dans les mouvements de l’âme que les Raphaël, les Poussin, les Le Sueur, le Brun, etc, etc, cherchaient à se distinguer. C’est ce préjugé qui ferme les yeux sur le mérite réel des peintres, auxquels malgré leurs chef-d’œuvre dans le véritable genre d’histoire, on s’obstine cependant à donner le titre de Peintre de genre. Pensez-vous sérieusement que la Malédiction paternelle de Greuze qui arrache des larmes d’attendrissement, doive être mise au niveau des natures mortes que l’on expose au Salon, et ne soit pas aussi historique qu’un Amphitrie ou que l’Aurore et Céphale ?

J’ai l’honneur d’être, etc