1777, n°280, 7 octobre, Arts, Seconde Lettre de M le comte de**, en réponse à celle du numéro 276.

Je ne suis maladroit qu’autant que je le veux bien, Monsieur. Je soutiendrai toujours que la Prêtresse a dit son avis d’un ton malhonnête sur la continence de Bayard, dont je ne parlerai plus, parce que je me suis imposé la loi de terminer une discussion dont la longueur à la fin pourrait blesser un Artiste vraiment estimable.

Je passe donc au dernier article de votre Lettre, qui tend à confondre les genres dans la Peinture et d’insinuer une idée fausse sur ce que l’on appelle Tableaux d’Histoire. Vous prétendez, Monsieur, que l’expression donnée à toutes les têtes, est le seul caractère de l’Histoire. Où avez-vous puisé cette idée-là ? l’expression appartient et est essentielle à tous le genres, et n’est le caractère distinctif d’aucuns. L’Artiste, qui peint des êtres animés, doit leur donner la vie et par conséquent l’expression. Il n’en résulte par delà que celui qui rendrait avec la plus forte énergie le combat du taureau, où les scènes les plus pathétiques de la vie privée, fût un Peintre d’histoire.

L’Histoire embrasse tous les genres, et en est la mère commune, Paysages, Edifices, Animaux, Figures, tout est de son domaine. Elle peint tout l’Univers, mais l’Univers embelli, c’est-à-dire que son style doit toujours être noble ; elle doit peindre la nature, mais dans les moments où elle se présente sous l’aspect le plus majestueux. Or la vie de l’homme semble être trop bornée, pour acquérir (au plus haut degré) ce sentiment exquis, qui nous fait distinguer au premier coup d’œil dans chaque objet, ce qu’il faut adopter et rejeter. Ce sentiment sublime du beau ne se développe même, malgré une heureuse naissance qu’avec l’étude la plus longue et la plus constante. C’est pourquoi l’Histoire ou si vous voulez mieux l’appeler, le style héroïque en peinture, tient et doit tenir le premier rang. Un Peintre d’histoire, après avoir distribué avec intelligence ses masses de clair et d’ombre, avoir ordonnée ses groupes, fixé l’attitude de chacun de ses personnages, leurs caractères et leurs expressions, n’a encore rempli que la tâche imposée aux peintres de tous les genres. Il doit de plus à chaque objet, sans s’écarter du vrai, donner des formes toujours grandes et toujours variées : aucune figure ne doit offrir que des membres bien conformés, ni se mouvoir dans ses draperies qu’avec grâce ;il n’est permis à ces mêmes draperies ni de suivre pas à pas, ni de dissimuler les mouvements du corps ; il est même défendu au vent d’agiter et de soulever les vêtements et les voiles légers d’une femme qui fuit, qu’en produisant des plis noblement contrastés : l’architecture ne peut s’y présenter qu’avec un stature imposante, les nuages se promener dans le ciel, les torrents tomber des rochers, que sous des formes heureuses, et ce n’est qu’un oeil exercé depuis longtemps, qui les aperçoit et les saisit. Mais, me direz-vous, c’est donc la forme seule qui distingue l’Histoire de tous les genres ? Oui, Monsieur. Aussi un Tableau exécuté dans toutes ses parties, avec ses conditions prescrites, serait une des plus rares merveilles du monde,

Mais cet heureux phénix est encore à trouver.

M Greuze, me répondrez-vous, qui m’a fait verser des larmes dans sa Malédiction paternelle, ce grand peintre n’est donc pas un peintre d’Histoire ? Non, Monsieur. Une comparaison sera peut-être plus frappante que tous ce que je pourrais vous dire pour éclaircir la question.

Si j’avais envie d’avoir deux tableaux, l’un représentant le Dénouement du Tartuffe, où l’Exempt, confondant la scélératesse de cet hypocrite, rend le calme à Orgon et à toute sa famille en pleurs rassemblée autour de lui ; et l’autre la catastrophe de Rodogune, où Cléopatre s’empoisonne elle-même pour entraîner avec elle au tombeau son fils et sa bru. Je choisirais pour le premier M Greuze, et pour le second, M Poussin, un Le Sueur, un Le Brun, enfin un peintre d’histoire. M Greuze est le Molière de la Peinture, mais il n’en est ni le Corneille, ni le Racine. A ce mot vous allez m’arrêter et me dire, croyez-vous que Molière ne soit pas un aussi grand homme que Corneille ? Cela peut être en poésie, mais il n’en est pas de même en Peinture ; parce que ce choix soutenu de belles formes, qui constitue le style historique, tient à la base de l’art, au dessin. C’est proprement le dessin dans sa perfection et son plus grand caractère.

Je n’ai point parlé de la couleur, parce qu’elle est une, et commune à tous les genres. Un peintre, quoiqu’il fasse, doit être vrai dans cette partie ; il en a toujours les moyens près de lui. Le jeu de la lumière sur les objets ne peut jamais l’égarer, qu’il approche les objets dont il a besoin et les copie. La Nature de ce côté le servira toujours bien ; mais cette même nature, avare des belles formes, ne les présente que par intervalle à ses regards ; il faut les chercher, et les bien connaître pour les trouver.

J’aurai sans doute beaucoup de contradicteurs : peu m’importe. Je ne répondrai, si je le fais, qu’à de bonnes raisons ; je ne dirai qu’un mot au partial Auteur de la Lettre sur la partialité du n°278. J’ai donné un bon conseil à M Callet. Les réputations sur parole ne m’en imposent point. Je n’aime pas sa couleur, parce qu’elle n’est pas vraie, qu’elle est ardente et me fatigue l’œil ; qu’elle n’a pas l’harmonie qui règne dans la nature et dans les tableaux de son fidèle imitateur, M Vernet. Il est temps que je finisse, car ma chaise m’attend et je pars pour la Cour,

Je suis, etc.