1783, n°292, 19 octobre, Arts, Aux auteurs du journal,

Messieurs,

Je m’aperçois combien il est dangereux de donner son avis sur les productions de l’esprit, car la sensibilité des Auteurs dans tous les genres est extrême, et cela seul prouve ce que j’ai déjà avancé, qu’il doit se rencontrer bien rarement des amis assez courageux pour dire la vérité.

M Peyron a pris pour un reproche ce qui n’était dans ma lettre qu’une simple observation. J’ai dit qu’il y avait la plus grande similitude dans les masses entre les son Esquisse et le Dessin de M Pajou ; c’est un point de fait dont la solution est facile par le rapprochement de ces deux ouvrages que M Peyron veut bien exposer dans ce moment sous les yeux de ceux qui voudront le consulter. L’objet de la réponse n’est point d’en administrer les preuves, mais seulement de le prier d’être bien persuadé que je n’ai eu le dessein ni de le calomnier, ni même de le blesser, attendu que je ne vois rien d’humiliant dans l’intention de se rapprocher de la composition d’un grand homme.

J’ai l’honneur d’être, etc.

1785, n°248, 5 septembre, Arts, Aux auteurs du journal

Messieurs,

Je sors du salon. Encore tout ému du plaisir qu’il m’a fait, permettez-moi de vous adresser quelques réflexions, en attendant qu’il vous en arrive de plus savantes que les miennes.

Le Tableau le plus imposant représente Priam qui revient du champ d’Achille avec le corps d’Hector, son fils. Sa famille arrête le char où est porté ce malheureux Guerrier que son féroce ennemi a traîné sept fois sur la claie. Hécube lui couvre le visage de baisers et de larmes ; Andromaque lui serre la main, et lève les yeux au ciel comme pour accuser les dieux ; Astyanax, son jeune fils, le méconnaît et recule ; Cassandre s’arrache les cheveux ; Pâris, cause originaire de tant de maux, se tient à l’écart, avec ce saisissement de la douleur qui ne laisse pas même de passage aux sanglots ; voilà sans doute un terrible sujet, et qui n’est point affaibli par la manière large dont il est traité ; mais certainement il ne jette dans l’âme d’aucun spectateur la consternation, l’effroi qui règnent dans le Tableau. Peut-on prendre, en effet, un intérêt bien vif, pour un événement avec lequel l’histoire et la Fable nous familiarisent depuis trois mille ans ? si je me passionnais vivement pour un semblable sujet, je croirais ressembler au Poète Chapelle qui s’attendrissait volontiers à table, et qui pleurait à chaudes larmes, la mort du poète Pindare.

Puisqu’un des premiers pinceaux de l’Académie veut frapper notre imagination par le spectacle d’un corps mort, pourquoi aller fouiller dans les ruines de Troye ? A la place d’Hector, combien serait touchante et sublime l’image du Prince de Brunswick, son corps pâle et inanimé, retiré des flots de l’Oder, et porté sur le rivage par ses soldats en pleurs au milieu de tout un peuple qui vient rendre les devoirs funèbres à ce jeune héros, victime de la bienfaisance et de l’humanité ! J’aimerais à voir à l’entour son illustre famille éplorée, dans des attitudes touchantes et vraies. On me répondra que notre habillement moderne ne prête point au talent du grand peintre, et que sans doute, un panache, un bouclier, des brodequins, offrent une image plus noble qu’un chapeau, une giberne et des guêtres ; mais la vérité des caractères, l’expression déchirante, qui seraient sur tous les visages, feraient bien pardonner au costume. Une jeune et belle princesse de Brunswick, d’une taille svelte, moulée dans une robe traitante, et les cheveux flottants sur ses épaules, aurait-elle moins de grâce et de dignité, que cette Andromaque éternellement débraillée que l’on habille en princesse à si bon marché ?

Il me semble que nos Artistes, pleins de génie, vont chercher leurs sujets trop loin de nos temps et de nos mœurs. La vérité simple de l’Histoire ne l’emporterait-elle pas souvent sur la magnificence de la Fiction ? et ne gagneraient-ils pas du côté de l’intérêt plus qu’ils me perdraient peut-être du côté de l’invention ? Témoins Mercure et la Fontaine ; quelques perfection que l’art puisse donner au messager des Dieux, nous fera-t-il jamais autant de plaisir que le bon homme dont le mol abandon, l’attitude nonchalante, semblent être la fidèle expression de son caractère, comme la finesse de ses traits est l’expression de son esprit ? Témoins Philopoemen et le grand Condé ; qui se soucie du général des Achéens, en voyant le Vainqueur de Rocroi, qui, au siège de Fribourg, jette son bâton et montre le chemin de la victoire dans les retranchements ennemis ? Témoin Mathieu Molé, si grand dans notre Histoire : le même homme inspire à la fois une belle statue et un beau tableau.

Le marque du grand talent n’est pas de tout embellir, mais d’imprimer un caractère. Une Bacchante doit-elle avoir l’air de Nymphe ? son hilarité bachique doit-elle ressembler au sourire d’un jolis minois ? ne doit-elle pas conserver quelque chose de robuste et d’agreste ? sous la peau de tigre qui la couvre, si je devine des contours délicats, si j’admire une peau satinée où il me semble que la main la plus savante ait fondu les lis et les roses, j'oublie la Bacchante, et je ne vois plus que le modèle en linon.

Pourquoi toujours peindre des effets sans causes ; des événements qui ne sont point arrivés ? Lorsque mes yeux s’arrêtent sur une Marine d’une si grande illusion, lorsque je crois entendre bruire les vagues et gronder le tonnerre, lorsque les débris du naufrage m’offre partout le malheur, j’admire le sublime Artiste ; son tableau est un vrai poème. Mais je regrette que son chef d’œuvre ne retrace pas un trait historique.

Si la Nature nous présente quelquefois de ces scènes de terreur, de ces catastrophes effrayantes dont les effets pittoresques prêtent à la magie de la peinture, je dirais à nos grands Maîtres : préférez celle dont l’aspect instruit à la vertu les peuples et les rois. Voulez-vous, par exemple, mettre sur la toile une grande ville en perspective, un fleuve impétueux qui rompt ses digues, entraîne les ponts, les maisons, les habitants ? voulez-vous peindre, au milieu de ce désastre universel, un danger imminent qui me fasse frissonner, un dévouement héroïque qui m’échauffe le cœur, un trait d’intrépidité qui m’arrache un cri d’admiration ? montrez-nous l’auguste père de notre Reine, l’Empereur François Ier.

En 1765, un débordement du Danube avait inondé un des faubourgs de Vienne. Des malheureux habitants, réfugiés sur les toits de leurs maisons, depuis trois jours, n’attendaient que la mort ; les bateliers, les plus accoutumés aux inondations du fleuve, malgré les récompenses qu’on leur promettait, jugeaient le péril trop évident pour s’y exposer ; l’Empereur se jette dans une barque, franchit le fleuve et sauve ces infortunés au milieu des acclamations de tout son peuple qui fond en larmes.

J’ai l’honneur d’être, etc, Signé Villette