1787, n°291, 18 octobre, Arts, Aux auteurs du journal.

Messieurs,

J’ai beaucoup aimé les Arts et je les aime encore ; mais je touche à cet âge où les plus superbes tableaux du Guaspre et du Lorrain ne sauraient dédommager du spectacle d’une belle campagne, et où le simple récit des malheurs d’une famille villageoise vous attendrit bien autrement que les tragiques aventures des races de Priam et d’Agamemnon. C’est vous dire en deux mots pourquoi j’ai mieux aimé aller rêver pendant deux mois dans le parc de Choisy et me perdre dans les solitudes de Thiais et de Grignon, que de voir la dernière exposition du Louvre. A mon retour à Paris, un ami, bien plus jaloux sûrement de satisfaire ma curiosité que de me procurer de véritables plaisirs, m’a envoyé tout ce qu’on appelle les Critiques du Salon. Quel tas énorme de Brochures, grand Dieu ! et que de réflexions à faire quand on songe que tout ce fatras ne contient guères que de faux jugements, des personnalités, et de basses flatteries, encore plus humiliantes pour les Artistes que des personnalités. J’ai renvoyé ces Critiques ; mais j’ai gardé une Estampe représentant le Salon (1) [Cette gravure se trouve chez Bornet, Peintre, rue Guénegaud, n°24] l’Auteur de cette jolie gravure est M Martini, de l’Académie des Beaux Arts de Parme, connu par plusieurs excellents ouvrages gravés dans ces ce Pays-ci, et par la rare variété de ses connaissances. L’idée de représenter une grande galerie de tableaux fut d’abord conçue, si je ne me trompe, par d’anciens Peintres Flamands ; mais que M Martini le fût ou non, peu importe. Le mérite de l’invention n’est rien ici ; il es tout entier dans l’à propos et surtout dans l’intelligence et la rapidité avec lesquelles il vient de reproduire cette même idée. Non seulement il est possible de juger les grandes masses des principaux tableaux du Salon dans l’Estampe de M Martini ; on peut y distinguer, avec un peu d’attention, le style du dessin, le goût général dans le jet des draperies, le choix dans le caractère des têtes ; et cela suffirait pour la faire accueillir même par les Connaisseurs ; mais ce qui la rendra infailliblement agréable à tous les yeux, ce sont les différents groupes que l’Artiste a répandus dans le Salon. Ils sont tous dessinés avec esprit ; et outre la vérité des costumes, il n’en est pas un seul qui ne présente des intentions vraiment pittoresques et des caractères assez prononcés pour pouvoir juger de la disposition d’esprit que les différents personnages ont apportés au Salon.

Ainsi au premier coup d’œil jeté sur cette Gravure, qui ne verra, comme moi, que c’est le désoeuvrement qui a conduit celui-ci au Salon ? Cet autre n’y est venu que pour éviter la honte de n’en pouvoir parler le soir, et toute l’habitude de son corps exprime l’ennui de se trouver au milieu de ce qu’il aime si peu et de ce qu’il connaît encore moins. A considérer ces deux femmes qui chuchotent ensemble, il est hors de doute qu’il ne s’agit aucunement de Peinture dans leur conversation ; et si j’examine bien cette autre que conduit un jeune Militaire, n’est-il pas clair que son regard dit : Chevalier, on a raison : rien n’émeut l’âme comme le spectacle des Arts : si vous saviez comme la mienne est ouverte dans ce moment aux sentiments les plus généreux !… L’Artiste a représenté le Chevalier regardant autour de lui, et sérieusement fâché de se trouver au Louvre et en si nombreuse compagnie. – Ce raccourci est manqué ; point de passage dans les tons ; point de dégradation dans les teintes ; point de résolution dans les formes ; exécution tâtonnée ; couleurs tourmentées ; cela fait pitié : voilà ce que prononce gravement le personnage qui tient sa main fortement appuyée contre son menton. Cette attitude lui donne un air de méditation et de profondeur qui l’a fait remarquer de ses voisins ; et sur le visage de ceux-ci se peint l’espèce d’admiration que ces grands mots leur inspirent, en même temps que les efforts qu’ils font pour les retenir. Au milieu de ce cercle, qui ne reconnaîtrait l’oracle d’une coterie ? Voyez-le agitant fortement sa lorgnette, il est là comme à l’Opéra, et il juge nos Peintres avec les mêmes expressions, le même ton d’enthousiasme qu’il applaudissait autrefois sur les productions de Rameau ; qu’il dénigrait, il y a dix ans, la musique de Gluck, et qu’il la loue aujourd’hui. Au fond du Salon, à droite, est évidemment un de ces marchands auxquels les quais de Paris doivent leur plus belle décoration, et qui tous les jours étalent généreusement aux yeux du Public les seules collections de tableaux dont la vue ne coûte point de sollicitudes humiliantes, et n’expose ni aux fausses politesses, ni à l’ennuyeuse érudition de leurs possesseurs. Le gros homme sort d’un long dîner, et il est venu, en attendant l’heure d’une vente après décès, endoctriner deux de ses camarades, qui débutent dans ce qu’il appelle le commerce des Arts. A sa noble assurance je reconnais presque le Connaisseur du Temple du Goût, et il dit, comme lui, à ses disciples :

Sur ma parole admirez ce tableau ;

C’est Dieu le père en sa gloire éternelle,

Peint galamment dans le goût de Vateau.

A deux pas de là, je vois un Amateur qui vient de parcourir l’Italie. Non, l’Albane et le Guide, dit-il, n’auraient pas mieux fait : c’est la fierté du pinceau du Corrège, et tout le moelleux de celui de Jules Romain. Et ce portrait, qui le croirait du Titien ? ajoute-il, en montrant une Madone, du Schidone, sous les traits de la plus aimable des Artistes ? Puis, à propos d’un grand Tableau qui rase le plafond, il s’écrie : Voilà un vrai Caravage ; dites plutôt un Rubens, lui réplique fièrement un voisin qui a été trois fois à Anvers. Quels yeux ne voient pas que le Peintre Français n’a pas cherché d’autre modèle ? Pour moi, je reconnais dans ce Tableau, jusqu’à ce luxe de coloris souvent outré, qu’on a appelé avec tant de justesse SPLENDIDA PECCATA, du nom que les Théologiens donnaient autrefois aux vertus des grands Hommes du Paganisme.

Je ne poursuis pas plus loin le détail de ces scènes ; le les lis en quelque sorte dans la Gravure de M Martini, et ma plume n’a fait que les traduire.

J’ai l’honneur d’être, etc