1787, n°297, 24 octobre, 1281, Arts, Aux auteurs du journal.

Messieurs,

Retenu par des affaires indispensables de la Capitale, il ne m’a pas été possible de voir le dernier Salon. Pour essayer au moins de me distraire de mes regrets, j’ai voulu lire tout ce qui a été publié sur cette exposition, critiques, observations, prose, vers, pamphlets de toute espèce. Faut-il que je vous l’avoue, Messieurs ? Jamais plus de livre ne m’ont laissé moins d’idées et ne m’auraient inspiré plus de préjugés et de fausses connaissances si j’avais été moins en garde contre elles. On publia vers la fin du dernier siècle un Traité de la manière de profiter des mauvais Sermons, ne pourrait-on pas, dans celui-ci, nous indiquer les moyens de tirer quelque profit de la lecture des mauvaises critiques sur les Arts ?

Si parmi celles qui ont paru cette année, il en est quelques-unes qui méritent d’être distinguées par le ton d’honnêteté qui y règne, si leurs Auteurs ont su s’interdire les personnalités et toutes ces expressions de dénigrement qui affligent et découragent pour jours les Artistes, combien d’autres reproches n’est-on pas en droit de leur faire ! Pourquoi, par exemple, dans quelques-uns, cette affectation de sévérité qui va en quelque sorte au-devant des défauts, et cette rigidité de principes qui ne suppose pas plus l’amour de l’art qu’elle n’est propre à l’inspirer. De même que c’est dans les siècles les plus dépravés, comme disait Jean-Jacques, que l’on aime les leçons de la morale la plus austère, parce que cela dispense de les pratiquer, l’on pourrait dire aussi que l’on n’est jamais plus loin de la perfection dans les Arts que lorsque la critique ne veut rien pardonner.

Aux inconvénients qu’entraîne nécessairement cette extrême rigueur je ne saurais rien comparer que ceux que produit l’excès dans la louange, et cette manie de tout applaudir si commune dans une certaine classe d’Amateurs. Ils prétendent pas là encourager le talent, et ils n’encouragent que l’amour propre. Ils voient le génie partout ; ils sont sans cesse dans l’admiration et le ravissement. Une seule beauté dans le tableau, dans une statue, suffit ordinairement pour leur faire comparer l’un et l’autre aux chefs-d’œuvre de la Grèce ; et ce parallèle, qui aurait sûrement fait rougir le Poussin et Raphael lui-même, on accoutumé nos Artistes à l’entendre avec complaisance ; on veut leur persuader qu’ils l’ont mérité. Ce n’est pas moi que vous payez, disait un jour Carle Maratte à quelqu’un qui se plaignait de la cherté de ses ouvrages ; le monde est resté débiteur de sommes immenses aux grande Peintres qui m’ont précédé, et je suis venu pour en recevoir les arrérages. Pourquoi nos Peintres et nos Sculpteurs ne diraient-ils pas de même à ces prétendus Connaisseurs, dont ils ne peuvent contenir le faux enthousiasme, ni arrêter les éloges exagérés ? Continuez, à la bonne heure ; mais ce n’est pas à moi que s’adressent vos louanges ; je ne les regarde que comme un hommage rendu aux Beaux-Arts en général ; et si je les reçois, c’est au nom du Poussin, du Puget, de le Sueur, envers qui les Arts ont contracté en France des obligations éternelles, et pour qui un siècle de grandeur et de magnificence ne fut pas toujours celui des encouragements et de la justice.

On chercherait vainement dans ces Ouvrages les principes fixes et invariables des Arts, tandis qu’à chaque page on y voit leurs Auteurs uniquement livrés à des préventions qui détruisent nécessairement le goût du beau, émoussent nos sensations, et nous font déprimer au hasard ce que tant d’autres admirent du même.

Un moyen nous reste encore en France pour rappeler la Nation à cet amour éclairé des Arts qui deviendrait bientôt la plus chère de ses jouissances, si on parvenait une fois le lui inspirer ; ce serait d’établir au milieu d’elle la plus grande étendue possible de connaissances dans ce genre, et à force d’instruction de nous faire acquérir ce tact, cette sûreté de goût qui, lorsqu’il est fortifié par la vue des grands ouvrages de l’Art, devient comme une sorte de sens qui ne nous permet plus de méconnaître la vrai beau.

Il y a quelques années, Messieurs, que votre Journal devint le centre d’une correspondance précieuse, à laquelle la France doit principalement de s’être éclairée sur un Art, qui, par la nature des sensations qu’il produit, et surtout par la force de nos préjugés, semblait présenter bien plus de difficultés qu’un autre dans l’analyse de ses effets et de ses moyens. Ce qu’on a fait déjà par rapport à la Musique, il serait aussi important de l’exécuter aujourd’hui par rapport aux arts du dessin. Que les gens de goût veuillent seulement vous communiquer leurs idées et leurs observations sur tout ce qui concerne les trois Arts ; cette sorte de publicité et les discussions utiles qui pourraient en résulter donneraient aux bons principes et la clarté et l’intérêt dont ils sont susceptibles ; vos Feuilles, devenues ainsi le dépôt de toute ce qu’il y a sur ces objets de lumières éparses en France, ne tarderaient peut-être pas à produire une révolutionque nous attendrions vainement d’aucune autre cause.

J’ose espérer, Messieurs, que vous voudrez bien concourir, avec tous ceux qui aiment et cultivent les arts, à l’exécution de ce projet. Quand il n’aurait d’autre utilité que de nous donner tous les deux ans un seul bon tableau de plus et une seule critique de moins, ce double service que vous aurez contribué à rendre au Public ne pourra qu’ajouter infiniment à la reconnaissance qu’il vous doit déjà.

DESP* de l’AR*