1779, n°5, 5 janvier, Aux Auteurs du Journal,

Messieurs,

Les Arts viennent de perdre un homme recommandable dans Simon Lantara, de Fontainebleau. Il était né avec l’instinct du génie. Dès des plus tendres années il dessinait des paysages sur les portes des maisons. Sans fortune, sans appui, sans intrigues, sans éducation même, il était parvenu dans son Art à un point de perfection incroyable. Cet Artiste, dont je me sens obligé de venger la mémoire, n’était occupé que d’un genre pour lequel il avait un goût irrésistible. On le voyait souvent les yeux fixés sur un sombre orage ou un brillant crépuscule, se pénétrer des jeux bizarres de la nature. Personne n’a mieux exprimé les différentes heures du jour ; il excellait dans la perspective aérienne, la vapeur de ses paysages approche beaucoup de celle de Claude Lorrain : ses matinées respirent une fraîcheur ravissante. On a de lui des soleils levant et couchant dignes de piquer la curiosité des connaisseurs, ses clairs de lune sont d’un argentin où l’on ne peut s’empêcher de reconnaître la belle nature. Ce qu’il laisse embellira les Cabinets des Amateurs. Quel dommage qu’un pareil homme ait traîné le poids d’une affreuse misère ! faut-il que les talents soient toujours livrés au besoin et à la pauvreté décourageante ? Le malheureux Lantara, avec du génie, j’ose le dire, manquait de tout dans le centre même des Arts et des Lumières. Une foule d’Artisans, sur la loi de sa réputation, et de ses infortunes, semblaient se disputer à qui le logerait et le nourrisserait ; ils tiraient de lui des tableaux et des dessins à peu de frais, les vendaient chèrement, et n’avaient pas honte de trafiquer les talents de cet artiste indigent. Ils le tenaient captif sous la dureté de leurs lois, lui donnaient peu de choses et portaient la cruauté jusqu’à le menacer lorsque son goût ne l’excitait pas à travailler. Toute âme sensible s’intéressera au sort de Lantara. Pour moi qui l’ai connu, je le plains d’avoir été la proie de l’ignorance et de la déprédation, et d’avoir été forcé par la nécessité de prostituer ses pinceaux dans des endroits obscurs et peu faits pour les Arts. Il en sera de Simon Lantara comme d’une infinité d’artistes. On ne reconnaîtra qu’actuellement son mérite. On recherchera surtout ses dessins. Telle est la destinée des hommes à talents. on ne leur rend des hommages que quand ils ne sont plus. (note : Simon Lantara est mort à l’Hôpital de la Charité, le 22 du mois dernier). Pour achever son éloge je dirai que les plus habiles dans son genre, avaient une grande estime pour ses ouvrages

J’ai l’honneur d’être, etc l’Abbé Raby.