1779, n°351, vendredi 17 décembre, Nécrologie ; Gravure

Messieurs,

Permettez-moi de jeter quelques fleurs sur le Tombeau de M Jean-Baptiste-Siméon Chardin, Peintre ordinaire du Roi, Conseiller et ancien Trésorier de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, Membre de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, mort en cette Ville le 6 de ce mois dans la qutre-vingt-unième année de son âge. L’Amitié dont il m’honorait, la vénération que j’ai toujours eue pour sa personne et pour ses talents, les premières leçons que j’ai reçues de lui dans mon Art, exigent de moi ce tribut. Quoique entré dans une autre carrière que la sienne, je l’ai toujours regardé comme un Maître et un guide sûr, dont les principes puisés dans l’étude éternelle de la nature, pouvaient m’empêcher de m’égarer. Heureux ! Si j’eusse pu mettre à profit toutes ses leçons.

M Chardin est de nos jours le Peintre, qui peut-être était le plus doué du talent de la couleur ; ce sentiment en lui était exquis et ne s’est jamais affaibli. Il semblait qu’il avait les yeux disposés comme le prisme, pour composer les différents tons de tous les objets et les passages imperceptibles de la lumière à l’ombre :personne n’a mieux connu la magie du clair obscur. Quand il en parlait, un mot seul annonçait combien de ce côté son oeil était perçant et touché de l’harmonie. Il ignorait tout ce qui tient au métier, ou pour mieux dire, il n’en connaissait point. Il disait souvent, “on se sert pour peindre de la main et des couleurs, mais ce n’est point avec les couleurs et la main que l’on peint”. Cependant il estimait en autrui la belle manutention dont il ne s’est jamais occupé. Vraiment Artiste, il n’épargnais ni temps, ni soins, pour se satisfaire lui-même, et il était son juge le plus sévère. Au bout de son travail, il ne voyait que la gloire : il cherchait dans les yeux satisfaits des Spectateurs le salaire de ses peines, et il rougissait, était embarrassé, quand on le pressait de mettre un prix à ses ouvrages. Cet amour de la gloire le rendait très reconnaissant des moyens honnêtes, dont on se servait pour lui prouver son contentement ; il demandait des égards, moins comme dus à ses talents, qu’à l’excellence de l’Art même. Aussi j’ose le dire, puisque j’en été témoin, la boîte d’or, que Madame Victoire lui a fait remettre par M le Comte d’Affry, pour le jacquer qu’il a exposé cette année au Salon, et qui est son dernier ouvrage, semble avoir de quelques instants prolongé la durée de cette lampe prête à s’éteindre. Enfin l’amour de la gloire a, pour ainsi dire, jusqu’au dernier moment, tiré des étincelles des cendres de son talent. Depuis cinquante-un ans qu’il était reçu de l’Académie, il n’a pas voulu qu’on pût lui reprocher d’avoir laissé passer un Salon sans exposer ses ouvrages, et il a eu la consolation de mourir sur le champ de bataille ceint des lauriers, dont une Auguste Princesse l’a couronné.

La plupart des sujets de la privée qu’il a traités, sont connus par les Gravures, plusieurs sont chez le Roi de Suède, et de l’Impératrice de Russie. Ils ont l’avantage de se soutenir contre toutes les Ecoles, privilège du vrai coloriste.

Si le Public admirait dans ses oeuvres le grand Artiste, ses amis estimaient en lui le plus parfait honnête-homme ; et ses vertus, ennoblissaient ses talents : plein d’honneur et de la probité la plus austère, il portait un cœur très sensible. Si la sensibilité l’emportait quelquefois trop loin, quand il se croyait offensé, il reconnaissait ses torts, en convenait, et se plaisait à rendre justice à ceux même dont il disait avoir eu lieu de se plaindre. Il fut dans tous les temps de sa vie rigide observateur de sa parole. Son père, désirant le marier dès l’âge de 22 ans, lui propose un parti honnête ; il l’accepte ; les articles sont dressés ; mais à l’instant de la conclusion, un revers bouleverse la fortune de son futur beau-père ; rien n’ébranle la probité du jeune Chardin, il se hâte de conclure. Il eut de ce mariage un fils, qui est mort après avoir remporté le grand prix et voyagé à Rome aux dépens du Roi. Il a trouvé dans sa seconde femme (qui lui survit) les vertus de sa première, et de ce côté, il a été parfaitement heureux. Il avait l’esprit naturel et une philosophie qui ne s’est point démentie ; et la mort l’a trouvé prêt. Il a conservé le sens et la tranquillité jusqu’au dernier soupir. Persuadé des vérités de la Religion, qui annoncent des peines et des récompenses, il a fini en Philosophe chrétien.

Si les actions domestiques peignent mieux les hommes ; peut-être un dernier trait, quoique de peu d’importance, donnera-t-il une idée de ce respectable Vieillard. Il n’a cessé pendant sa maladie de se faire raser à l’ordinaire ; expirant il a voulu toujours tenir compagnie aux vivants ; ainsi sa fin a été le soir d’un beau jour.

J’ai l’honneur d’être, etc RENOU