1780, n°260, samedi 16 septembre, Variétés, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

L’Académie Royale d’Architecture vient de perdre, dans la personne de M Souflot, un de ses plus illustres membres ; et celle de Peinture, un Amateur distingué. Quoiqu’il appartint plus particulièrement à l’une de ces Compagnies, je pense qu’en laissant, à plus Savant que moi, le soin de travailler à l’apologie complète de ce grand Artiste, il peut m’être permis d’apporter, par les mains de l’estime et de la reconnaissance, une simple offrande sur son tombeau. Je l’ai connu, et il m’a obligé. Je crois donc de mon devoir de joindre aux notices que vous m’avez communiquées, ce que j’ai su et vu par moi-même.

M Souflot est né en 1714, près d’Auxerre, de Jacques-Germain Souflot, Avocat en Parlement, et Lieutenant au Bailliage de ce Bourg. Après avoir fait d’excellentes études à Paris, il fut en Italie se perfectionner dans son goût dominant pour l’Architecture. Sa conduite et ses talents lui méritent la protection de M le Duc de S Aignan, alors Ambassadeur de France auprès du S Siège. Ce Seigneur le fit admettre au nombre des pensionnaires entretenus à Rome par sa Majesté. Sa réputation naissante parvint jusqu’à Lyon, où il fut appelé pour construire l’Hôtel-Dieu, et où il a bâti successivement la Bourse, le Théâtre, la Salle de Concert, et plusieurs autres édifices. Dans un voyage qu’il fit à Paris, dans le cours de ses travaux, M le Marquis de Menars, alors M de Vaudières (sic), désigné pour succéder à M de Tournehem, son oncle, dans la place de Directeur général des Bâtiments du Roi, se disposer à visiter l’Italie. M Souflot fut choisi pour l’accompagner et le guider dans l’examen de ces monuments répandus dans cette ancienne Patrie des Arts. Mais ses travaux et sa faible santé le ramenèrent bientôt à Lyon, et l’arrachèrent à l’Italie, qu’il ne quitta qu’après avoir été reçu à l’Académie d’Architecture de Rome. Sur ces entrefaites, M de Ménars ayant succédé inopinément à M de Tournehem, rappela M Soufflot dans cette Capitale, le nomma Contrôleur de Marli, et lui confia bientôt après le Contrôle de Paris, vacant par la mort de M d’Isle. Dans le même temps, une occasion unique, et la plus brillante pour déployer les talents d’un grand Architecte, vint, pour ainsi dire, s’offrir au-devant de lui. Il fut chargé de la construction de la nouvelle basilique de Sainte Geneviève, dont les fondations ont été jetées en 1756. Enfin l’année suivante, il obtint le cordon de S Michel et l’admission à l’Académie Royale d’Architecture. Les charges de Contrôleurs généraux et particuliers ayant été supprimées en 1776, il fut nommé par commission, Intendant général des Bâtiments, et est mort revêtu de cette qualité et de tous les titres auxquels il pouvait prétendre ; à ces titres, se joignait une fortune assez considérable pour lui donner les moyens de vivre honorablement, entouré d’amis distingués, qui chérissaient autant en lui l’Artiste célèbre que le galant Homme et l’homme de bonne compagnie.

Qui ne croirait qu’une carrière, depuis le commencement jusqu’à la fin comblée de biens et d’honneurs, n’ait été fortunée ? Mais un bonheur inaltérable n’est point le partage des humains en général, et encore moins de ceux qui s’élèvent au-dessus de la foule. L’envie, qui veille sans cesse à tourmenter les grands hommes, a troublé cette prospérité si bien méritée. La possibilité de la construction du dôme de Sainte Geneviève à été mise en doute ; ce doute a pris faveur dans le Public trop crédule aux propos des méchants. Quoique cette critique prématurée ait été elle-même pulvérisée par les calculs plus exacts de M Ganthey, Ingénieur des ponts et des chaussées, et par M l’Abbé le Bossut de l’Académie des Sciences ; quoique M Souflot, sûr d’imposer silence à la critique, parut lui-même la dédaigner, il en fut très vivement affecté. Ses Ouvrages auront la dureté de la lime contre les morsures du serpent, mais son cœur y fut trop sensible. Harcelé par ses contemporains pour la construction de son dôme, comme Brunelleschi sur celui de Maddona dei Fiori à Milan, il fut moins heureux que ce dernier, qui éleva le sien au milieu des cris de ses détracteurs (Ce dôme subsiste depuis 400 ans) : le triomphe de M Souflot sur ses ennemis n’est réservé qu’à ses mannes.

Si l’envie, comme il devait s’y attendre, a persécuté ses talents éminents, il faut pourtant convenir qu’il n’avait pas l’art de la consoler. Jeune encore, chargé de grands édifices, poussé à pleines voiles par le vent de la fortune, habitué à donner journellement ses ordres à la classe inférieure et nombreuse de ses coopérateurs, comme un général à la tête de son armée, son ton, j’ose dire à son insu, était devenu brusque et tranchant ; ce ton, au premier abord, a pu repousser de lui ceux qu’un examen plus approfondi de sa droiture et de ses bonnes qualités aurait rempli d’estime et de vénération. Quand il avait eu le temps de se gourmander lui-même sur ses vivacités, on l’entendait presque toujours le lendemain demander excuse des emportements de la veille. Il aimait la gloire, mais il l’aimait noblement obtenue. Ses parents, ses amis, ses protégés et ses élèves, que je prends à témoin, savent qu’il était capable pour eux des plus grands sacrifices. J’étonnerais peut-être beaucoup, si je disais, que l’un de ses détracteurs le plus acharné doit le compter au nombre de ses bienfaiteurs. Il ne s’est jamais permis aucun écart en faveur d’une décoration plus brillante, lorsqu’elle pouvait altérer la fortune de ceux qui se confiaient à lui. Le calcul était toujours à côté du talent. Il cultivait les lettres, mais sans en tirer vanité. Il m’a lu plusieurs morceaux de Métastase traduits en vers avec grâce et précision, en me recommandant de taire les amusements de ses loisirs. Je ne crois pas offenser son ombre, en trahissant son secret.

Enfin depuis longtemps, pour lui l’estime générale avait élevé la voix au-dessus des clameurs de la médiocrité. Peu de particuliers ont eu l’honneur d’attirer un cortège aussi nombreux à leur convoi ; et lorsque M l’Evêque de S Brieux son ami, au moment qu’on allait l’inhumer, eut représenté à la députation de MM de Sainte Geneviève, qu’il leur était possible de réclamer son corps ; quand cette idée si naturelle eut été saisie avec transport par ces Messieurs, et que toute l’assemblée eut été informée que cet Artiste reposerait dans le lieu de sa gloire, un murmure unanime d’applaudissement se fit entendre. Un hommage rendu au vrai mérite ne perd jamais son effet sur les hommes rassemblés.

Tous les cœurs sont remplis d’une volupté pure,

Et c’est là qu’on entend le cri de la nature. Gresset

Dans ce moment, Messieurs, je l’avoue, je ne pus me défendre d’un sentiment mêlé de tristesse et de joie et d’une réflexion désolante. Je jetai les yeux sur son cercueil, et lui dis tout bas.

Les chagrins intérieurs causés par les persécutions de la méchanceté ont sans doute hâté l’instant où tu es descendu dans la tombe ; à peine est-elle renfermée sur toi, qu’à tes cendres encore tièdes, qu’à tes vrais talents, on a porté le tribut de l’estime universelle que l’on a refusé de ton vivant.

J’ai l’honneur d’être, etc

Renou, Sec Ad de l’Acad R de Peinture