1781, n°39, jeudi 8 février, Arts, Aux Auteurs du Journal.

Messieurs,

C’est dans votre Journal que j’ai appris la perte qu’ont faites les Arts en la personne de Mlle Luzuriéz. Vertueuse et habile, elle avait porté celui de la Peinture à un degré très distingué, relativement aux difficultés que rencontre son sexe dans l’étude de cet Art. Elle peignait très bien une tête, et supérieurement des vêtements ; elle connaissait l’harmonie du tableau, et les effets qu’opère la lumière sur la Nature. Son assiduité au travail, et l’avantage qu’ont ceux qui exercent le talent du portrait de ne peindre que d’après nature, et d’en recevoir tous les jours de nouvelles leçons, devaient conduire plus loin encore, lorsqu’elle a été moissonnée à la fleur de son âge et dans le fort de son étude.

Peut-être pouvait-on encore lui reprocher de tenir encore un peu trop à la manière de M Drouais dont elle était l’élève ; c’est-à-dire de répandre une lumière trop blanche sur le haut de ses têtes et d’employer trop souvent les mêmes teintes belles et fraîches, à la vérité, mais qui ne peuvent convenir pour rendre les diverses carnations. Il est bien difficile à un élève de ne pas tenir quelque léger défaut de son maître ; ce n’est que le temps et une longue pratique qui peuvent achever d’arracher jusqu’aux racines de cette habitude prise dès les commencements de l’étude.

Elle n’était point, à la vérité, encore arrivée à ce degré des talents qui ont fait briller tant de fois Mlle Vallayer dans nos Salons ; elle n’était pas l’égale de Madame Filleul, si distinguée dans le talents du portrait ; elle ne pouvait se comparer à la célèbre Madame le Brun, qui joint au talent de bien peindre tous les objets, celui de la composition historique et allégorique, et l’art de traiter la Nature sous les aspects les plus nobles ; mais on peut dire que Mlle Luzurièz les suivait de bien près dans cette carrière, et qu’elle avait lieu d’espérer de les atteindre.

Bologne, en Italie, s’était, à bon droit, vantée de la femme la plus célèbre par la réunion des grands et rares talents de l’histoire ; la fameuse Elisabeth Sirani. Venise avait à citer pour la plus haute perfection de l’art, l’admirable Rosalba, qu’aucun homme n’a pu surpasser, si même il en est qui l’aient égalée. La Flandre se faisait honneur de Rachel Reus, dans le genre des fleurs. La France seule semblai refuser les talents de premier ordre à ce sexe fait pour réussir à tout ce qu’il entreprendra, lorsqu’il y apportera le courage et la ténacité nécessaires, et quand la route qui conduit aux grands talents pourra lui être ouverte.

Dans l’Ecole française, les Dlles Boullogne avaient exercé avec talent le genre des fleurs, et leur mérite les avait rendues dignes d’être de l’Académie ; Mlle Cheron avait acquis de la célébrité dans la miniature, genre que plusieurs femmes ont exercé et exercent avec distinction. Ces talents cependant, quoique dignes d’estime, n’avaient pu leur assurer un nom durable, si l’on en excepte Mlle Stella, qui, dans la Gravure, a mérité de passer à la postérité. Mais dans la Peinture, le sexe paraissait ne pouvoir embrasser que les genres en petit, ou ceux qui n’ont pas pour objet la nature vivante.

C’est au siècle présent que la France devra être illustrée par des femmes véritablement Artistes, et dont les noms vivront dans la mémoire des hommes. C’est cependant à travers mille peines, sans encouragement, privées, pour la plupart, des secours nécessaires à l’étude de la Nature ; étude qui, si souvent en pure perte, est prodiguée aux hommes. N’est-il donc aucun moyen de leur ouvrir cette carrière qui semble leur être interdite ? il en est sans doute, ainsi que de répandre sur elles les encouragements utiles aux progrès des Arts, Je m’arrête, et je m’aperçois que ceci entraînerait une longue discussion. Je finis en vous priant, Messieurs, de vouloir bien insérer ce faible éloge dans vos feuilles, si vous ne l’en jugez pas indigne.

Je suis, etc C***