1781, n°152, vendredi 1er juin, Variété, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Vous avez accordé place dans votre Journal a de brèves notices sur la vie des Artistes qui ont joui de quelque célébrité ; d’après cela, j’ai lieu de croire que vous y recevrez avec plaisir un court exposé des principaux faits de la vie d’un homme, dont le nom sera célèbre pour avoir été le protecteur des Arts, et l’ami des Artistes. Je parle de M Abel-François Poisson, Marquis de Ménars et de Marigny : c’est sous ce dernier nom qu’il a illustré, que je vous en entretiendrai. Il fut admis à la cour dès l’âge de vingt ans sous les auspices de Mme la Marquise de Pompadour, sa sœur. M le Normand de Tournehem, ayant été à la place de Directeur-général des Bâtiments du Roi, M de Marigny (alors portant le nom du Marquis de Vandières) fut désigné à sa survivance. Il avait acquis des connaissances assez approfondies dans la Géométrie, et avait étudié les Eléments de l’Architecture.

Pour perfectionner ces dispositions, on jugea très utile au bien de ces Arts qu’il était appelé à diriger, qu’il fît un voyage en Italie, où sont rassemblées leurs principaux chefs-d’œuvre. Afin de rendre cette étude fructueuse, il emmena avec lui M Soufflot, Architecte déjà célèbre, M Cochin, dessinateur estimé, et M l’Abbé le Blanc, homme de Lettres, à qui l’on accordait des connaissances dans les Arts. Il partit en décembre 1749, après avoir vu avec attention toutes les Villes qui contenaient quelque chose de curieux, dont ces Artistes lui faisaient observer les principales beautés, il revint à Paris en septembre 1751.

Aidé de leurs lumières, il acquit une véritable connaissance de ce qui constitue l’excellence de ces Arts ; cependant, loin de se livrer à cette confiance dont tant d’autres moins éclairés abusent pour prendre un ton tranchant, il ne porta jamais de décision sans avoir consulté plusieurs Artistes, à qui il avait accordé sa confiance, et particulièrement ses compagnons de voyage, qu’il appelait ses yeux.

Peu après son retour en France, M de Tournehem mourut, et il lui succéda dans la place de Directeur général des Bâtiments du Roi. Appuyé du crédit de Mme de Pompadour, il eut lieu d’espérer de rendre un nouvel essor aux Arts. En effet cette Dame les aimait, accueillait les artistes et leur facilitait l’accès auprès du Trône ; mais bientôt une guerre cruelle suspendit en partie les effets de leur zèle. Presque tout le temps de la gestion de M de Marigny fut troublé par cette guerre et par les suites qu’elle eut même après la paix ; ainsi il ne fit pas tout le bien qu’il eût désiré, mais on ne peut disconvenir qu’il fit tout celui qui se trouva en son pouvoir.

Les grâces et les bienfaits du Roi furent distribués de la manière la plus judicieuse. Il augmenta le prix des tableaux d’Histoire et en ordonna pour la Manufacture des Gobelins, moins pour le besoin qu’elle en avait que pour entretenir et soutenir la Peinture d’Histoire, toujours prête à dégénérer en France par le défaut d’occasions de travailler avec le public dans ce genre. Il ordonna aussi des statues pour le maintien de la Sculpture, enfin on peut dire que l’époque de son retour en Italie est celle du renouvellement du bon goût de l’Architecture.

On ne doit pas cependant attribuer à lui cette heureuse révolution ; elle est sans doute principalement due aux bons exemples et aux conseils de M Soufflot, et de plusieurs Architectes, alors Pensionnaires à Rome, dont les yeux s’étaient ouverts sur les beautés de l’antique et de l’Architecture du beau siècle de Louis XIV ; mais comme M de Marigny continua avec exactitude d’envoyer les Elèves se former à Rome, il contribua à maintenir cette effervescence qui a produit de si heureux effets ; d’ailleurs on ne peut ignorer combien l’encouragement que donnent les supérieurs éclairés, en n’applaudissant qu’aux ouvrages de bon goût, influe sur le progrès de l’Art.

Il appela de Lyon M Soufflot pou le nommer Contrôleur des Bâtiments du Roi, et le charger de la construction de l’Eglise de Ste Geneviève, et c’est à ce choix judicieux que nous devons ce chef-d’œuvre d’architecture.

En 1775, le Roi honora M le Marquis de Marigny du Cordon bleu et de la Charge de Secrétaire-Commandeur de ses Ordres, ce qui le mit à portée d’augmenter les encouragements donnés aux Artistes qu’il honorait de son estime, le cordon de l’Ordre de St Michel. Il en gratifia M Soufflot, M Cochin, M Pierre, M Pigalle et quelques autres.

En 1762, M de Marigny obtint du Roi la nomination de M Carle Vanloo à la place de premier Peintre du Roi. Ce fut à cette occasion qu’ayant présenté M Vanloo à M le Dauphin en qualité de premier Peintre : Il y a longtemps qu’il l’est, dit M le Dauphin ; réponse aussi obligeante que glorieuse pour M Vanloo. Après la mort de M Vanloo, M de Marigny fit élever à cette place le célèbre M Boucher, à qui M Pierre a succédé.

M de Marigny avait conçu plusieurs projets avantageux aux Arts et à l’embellissement de Paris, que la difficulté des temps l’empêcha de mette en exécution ; cependant, il fit achever une partie assez considérable du Louvre, et c’est à lui qu’on doit ce Guichet si nécessaire, et qui en a pris son nom, qui perce de la place du Carousel sur le Quai du Louvre. Ce projet vint de lui seul et ne lui fut point suggéré ; il sut lever les obstacles qui s’y opposaient, et eut le courage d’y maintenir deux passages pour les gens à pied.

A la retraite de M le Comte de Baschi, M de Marigny fut élevé à la dignité de Conseiller d’état d’Epée. Au commencement de 1773, ayant éprouvé quelques dégoûts, il supplia le Roi d’accepter sa démission de sa place de Directeur général, ce que le Roi refusa d’abord ; mais six mois après, ayant persisté dans sa demande, elle fut accordée ; le Roi lui en conserva tous les honneurs et même le titre, et lui accorda plusieurs autres avantages. Cette Place fut réunie au Contrôle général, alors rempli par M l’Abbé Terray. A sa mort, elle en a été séparée, et confiée à M le comte d’Angivillers, qui la remplit avec dignité et se montre le véritable protecteur des Arts et des Artistes.

M le Marquis de Marigny, depuis plusieurs années, était tourmenté d’une goutte vague qui l’avait forcé de se mettre à deux reprises au régime du lait. Vers la fin de l’année dernière, il fut attaqué de fièvres continues. Elles cessèrent pendant quelques semaines ; mais il reprit une maladie violente et compliquée, qui jointe à la goutte remontée, a terminé sa vie à l’âge de 54 ans, le 10 mai 1781.

Sa mémoire sera conservée précieusement dans l’Histoire des Arts, et honorée des regrets des Artistes qu’il a toujours traités plus en ami qu’en supérieur.

J’ai l’honneur d’être, C*****