1781, n°312, jeudi 8 novembre, Variété, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Si quelque chose peut consoler de la perte d’un véritable ami, c’est la douceur d’en parler, c’est ce plaisir si touchant pour le cœur de rendre un hommage public à ses belles qualités.

M Jean le Prince, Peintre du Roi, agréé de l’Académie en 1764, reçu l’année suivante, fait Conseiller en 1772 et décédé à Saint-Denis-du-Port, près Lagny sur Marne, le 30 septembre dernier, dans la 48e année de son âge, est l’ami que je pleure et l’Artiste distingué, dont je vais offrir le portrait aux regrets de la Nation.

Né à Metz d’un père vertueux et raisonnable qui, entouré d’une famille nombreuse, se plaisait à discerner les divers talents de chacun de ses enfants, le jeune le Prince, frère de Mme le Prince de Beaumont, laissa, dès sa plus tendre jeunesse, échapper des lueur de son penchant invincible pour la Peinture : elles furent aperçues par son père, qui le renvoya chez le meilleur Maître de la Ville, apprendre les premiers éléments du dessin ; mais bientôt l’élève, tourmenté du désir de recevoir des leçons des plus grands Artistes de la Capitale, trouva le moyen de se faire présenter à M le Maréchal de Belle-Isle, alors gouverneur de Metz, et lu témoigna son envie avec toute la franchise et toute la pétulance du premier âge. Cette démarche décidée, de la part d’un enfant d’une physionomie intéressante et spirituelle, toucha sensiblement le Gouverneur, qui lui assura une pension pour le soutenir à Paris dans ses études. Il y vint et se mit sous la discipline de M Boucher. La facilité, la pompe, et si l’on peut dire, la prodigalité qui règnent dans les compositions charmantes de ce Maître, imprimèrent le mouvement au génie de l’élève et le développèrent. Il fit de rapides progrès ; ses dessins qu’il gravait lui-même à la pointe, lui acquirent dès ce temps là la même réputation pour le paysage. Cette réputation lui procurant quelques travaux, il crut devoir renoncer aux secours de son illustre bienfaiteur. Bientôt après il s’aperçut que l’amour de l’étude, qui conduit à tant de sacrifices du côté de l’intérêt, le jetait dans une pénurie alarmante. Une Demoiselle, qui était d’un âge plus avancé que lui, dans cette circonstance, lui offrit sa main avec le peu de fortune qu’elle avait ; il l’accepta, espérant de trouver quelques moments de tranquillité pour se perfectionner dans son art. Mais il est des humeurs et même des vertus qui ne s’accordent point entre elles. Les inquiétudes et les avis réitérés d’une femme économe effarouchèrent un jeune Artiste, qui souvent néglige un gain momentané dans l’espoir d’avancer plus brillamment dans sa carrière ; M le Prince donc, pour se soustraire à des reproches, justes peut-être de la raison ordinaire, prit le parti d’aller rejoindre ses frères en Russie, où d’ailleurs il était appelé. Mais en partant il rendit à sa femme la pleine jouissance du bien qu’elle lui a avait apporté ; ainsi par ses procédés, quitte envers la reconnaissance et l’honneur, s’il ne l’était pas envers l’amour, il s’embarqua.

Le Spectacle nouveau pour lui d’un élément si majestueux et si varié dans ses effets, l’espoir d’étendre son talent par de nouvelles découvertes dans un pays plus agreste que le nôtre, et par conséquent plus livré à la nature, enfin la liberté, qu’il croyait avoir ressaisie, rendirent tout à coup à son esprit, enjoué par lui-même, toute sa gaîté première. Cependant, ne perdant jamais de vue son art et les moyens de s’y distinguer un jour, il employa les moment oisifs d’un passager, à suivre tour-à-tour dans leurs fonctions le Mousse, le Matelot, et le Pilote. Comme il avait l’heureux don de plaire, chacun se faisait un plaisir de l’instruire ; et pour payer son apprentissage dans la marine, il exécutait pour tout l’équipage des airs agréables sur son violon, car il joignait à son talent, du goût pour la musique, sœur et bonne amie de la peinture. Ses leçons de pilotage furent malheureusement interrompues par l’attaque d’un Corsaire Anglais, qui s’empara du Bâtiment qu’il montait. A le veille de perdre sa petite pacotille, la présence de l’esprit et le sang froid philosophique ne l’abandonnèrent point. Tandis que ces fiers insulaires, d’un air avide et rébarbatif, toisaient les galons de son habit et de son chapeau, pesaient l’or de sa montre, ouvraient et bouleversaient ses malles, il en tira son violon et en joua sur le champ. Charmés de ce trait, comme les lions et les tigres aux accents de la lyre d’Orphée, ses ravisseurs sourirent, lui laissèrent la jouissance de ses effets, et finirent par le prier de les faire danser le soir même au son de son instrument en réjouissance de leur capture. Leur joie et l’infortune de mon ami ne furent pas de longue durée ; au premier Port le navire fut réclamé, déclaré n’être pas de bonne prise et il continua sa route.

M le Prince arrivant enfin à St Pétersbourg sous de meilleurs auspices, descendit dans la maison de ses frères, et recommandé par le Maréchal de Belle-Isle, il fut reçu avec amitié chez M de l’Hôpital, alors Ambassadeur de France en cette Cour. Il y peignit, pour le palais Impérial, plusieurs plafonds dans la manière de son Maître. Bientôt après, frappé du costume pittoresque du peuple Russe, il se fraya une route nouvelle ; et son premier essai en ce genre fut la vue de Pétersbourg, très bien gravée depuis peu par M le Bas. Ensuite il ramassa un nombre infini de matériaux, qu’il a depuis mis en œuvre en différentes occasions. Non content de dessiner les objets sur nature, il fit encore exécuter en petit les modèles des maisons, chars, traîneaux, ustensiles et habillements de tous les pays sujets et voisins de la domination Russe. Heureux, si sous cette zone glaciale, il n’eût point été attaqué, au milieu de ses travaux, d’une maladie cruelle qui pensa le précipiter au cercueil, où les suites l’ont entraîné avec lenteur vingt ans après. Enfin au bout d’un séjour d’environ cinq années, pendant lequel il a eu l’honneur d’être admis avec considération dans la familiarité des plus grands Seigneurs et entre autres du Comte de Poniatowski, appelé depuis au trône de Pologne, il repartit pour la France, au moment de la révolution qui mit la Couronne sur la tête de Catherine II. A Varsovie, il fut présenté à Auguste III, dont il fut accueilli ; partout il se fit des amis de ses Protecteurs, et il le méritait par sa manière noble et circonspecte de se conduire avec les grands. Il n’était jamais l’Artiste rampant qui mendie bassement un appui, ni celui dont l’orgueil porte les prétentions à perte de vue.

De retour à Paris il étala tout le butin qu’il avait remporté pour son art sur les contrées du nord ; il intéressa par les usages inconnus de ces peuples éloignés, et se créa un genre particulier. Son morceau de réception à l’académie est un baptême dans le rite Grec. Mais quels pas n’a-t-il pas faits depuis vers la perfection ! combien sa touche a gagné de légèreté, sa couleur de solidité, d’harmonie et de transparence, et ses compositions d’esprit et de sagesse ! On voit ses Tableaux dans les cabinets se soutenir contre les Teniers et les Wouvermens. Ses dessins ont un charme qui ne permet pas d’en remarquer les défauts, et quand on les aperçoit, les Grâces demandent et obtiennent le pardon pour l’Auteur : en un mot, il a répandu sur ses ouvrages l’heureux don qu’il avait de se faire aimer dans sa personne.

Malgré les Tableaux qu’il peignait, il n’avait jamais perdu l’habitude de faire des dessins lavés à l’encre de Chine et au Bistre. Il y consacrait ses soirées d’hiver. Le talent qu’il avait cultivé dans sa jeunesse de les graver à la pointe, lui suggéra l’idée de chercher le secret de les rendre sur le cuivre de la même manière que sur le papier, c’est-à-dire, avec du pinceau ; il y parvint, et en 1769 il en montra des essais à l’Académie, qui en fut pleinement satisfaite. La manutention en est si facile et si prompte, que dans ce temps M Vien, pour se convaincre de la vérité, le pria de graver un de ses dessins trois jours après M le Prince lui en rapporta l’épreuve, que M Vien lui même prit pour l’original. Cette découverte, dont on doit lui savoir gré, lui a valu des chagrins, qui ont peut-être hâté ses derniers moments. Il a laissé ce secret à sa nièce, avec tout son bien, comme la récompense des soins qu’elle a pris pendant quinze ans de sa faible santé. Plaise au ciel que sa fortune atténuée par la faillite d’une dépositaire infidèle, par des dépenses et des lacunes immenses de travail, suites d’une longue maladie, puisse remplir ses intentions ! Hélas ! la ruine totale de sa fortune, qu’il voyait approcher, par son état continuel de langueur et d’inaction , emplissait souvent ses yeux de larmes, et son amitié les a quelquefois versées dans mon sein. Si la sensibilité fait les grands Artistes, la sensibilité les tue. Oui, la douleur a brisé ce vase fragile, et rempli d’une liqueur si précieuse. Enfin luttant contre la noire mélancolie, contre la mort qui le poursuivait, l’amour de son talent a ranimé ses forces pour terminer le Tableau (*- il représente des frères quêteurs qui distribuent des Agnus à la porte d’un cabaret) qui a été exposé les derniers jours du Salon. Il se faisait, de son lit, porter son chevalet, travaillait quelques moments et se recouchait… Je m’arrête… Je sens que je vais mouiller de pleurs le portrait que je fais de mon ami.

J’ai l’honneur d’être, etc Renou