1779, n°11, 11 janvier, Vers, A M Greuze, sur son Tableau représentant le retour du Fils maudit, à la maison paternelle

O vous, qui trop longtemps du vice

Avez suivi le sentier criminel,

En tant de fois défié la justice

De l’anathème paternel,

Fils ingrat ! approchez…Greuze ! lève le voile

Qui leur dérobe encor ton foudroyant Tableau ;

Le spectacle que sur la toile

A tracé ton savant pinceau,

Va parler à leurs cœurs et de leurs yeux peut-être

Fera tomber le funeste bandeau.

Vous frémissez !…osez-vous reconnaître.

Des jours de ce Vieillard expire le flambeau.

Quelle sérénité règne sur son visage !

Quel air noble et touchant j’ai trouvé répandu !

C’est le denier moment du sage,

C’est le sommeil de la vertu.

Ici cette fille éplorée,

Gémissante, désespérée,

Détourne et lève au ciel ses regards presque éteints ;

Elle tient le bras de son père ;

Le dernier battement de sa mourante artère,

S’est fait sentir à ses doigts incertains.

Son attitude semble dire :

“Tous nos efforts sont superflus :

L’objet de notre amour expire,

Notre père- Hélas ! – il n’est plus.”

Témoin de sa douleur amère,

Son fils, encore enfant, ne connaît point la mort ;

Mais il connaît déjà les larmes de sa mère,

Et semble partager les horreurs de son sort.

Là, par l’effroi, l’amour et le crainte conduite,

L’autre fille se précipite,

Prend le bras de son père et l’appelle à grands cris,

“Mon père !-entends ma voix- ta fille- hélas !-t’appelle”,

Vain espoir !- la Parque cruelle,

A tranché ses destins chéris.

D’un et d’autre côté deux fils, jeunes encore,

De leur père ont vu le trépas.

L’un sent avec terreur ce qu’il ne comprend pas.

Vers le Maître des jours l’autre étendant les bras,

Demandait que le ciel d’un père qu’il adore,

Reculât la dernière aurore-

Le ciel est sourd aux cris de sa douleur.

La tête tristement baissée,

Il serre encore la dépouille glacée

De ce père qui manque- et trop tôt à son cœur.

Mais du dehors quel bruit vient les distraire ?

La mère ouvre- elle voit son fils ! – ce fils maudit-

“Mon père !- s’écrie-t-il !- oui, malheureux !- ton père !”

Lui dit-elle d’un ton noble, triste et sévère,

Les bras tendus vers le funèbre lit,

Contemple ton ouvrage- à son heure dernière,

Il bénit ses enfants à ses pieds éperdus-

“Tremble, toi seul-quel avenir horrible !-

Sa bouche ne s’ouvrira plus

Pour évoquer l’anathème terrible”.

Le fils, à ce discours, succombe anéanti :

Le trait du remord a parti ;

il voudrait fuir du jour la clarté désolante,

il sème devant lui le trouble et l’épouvante,

Son chien même, de crainte à son appétit saisi,

Semble oublier pour lui son humeur caressante.

Quelle leçon ! palissez libertins !

Greuze ! Peintre divin ! la nature outragée

Semble avoir déposé ses foudres dans tes mains,

Sois satisfait : tu l’as vengée.

Si j’adore ton cœur qui conduit ton pinceau,

Combien j’admire en ton tableau

La noble vigueur du génie !

A voir l’expression hardie

Et la chaleur du coloris

Qu’il étale à nos yeux surpris,

on te croirait le maître de la vie.

O Greuze ! si je t’ai chanté,

Tu ne me dois rien ; c’est l’hommage

Que m’arrache la vérité

Qui m’a frappé dans ton ouvrage.

Par M.G.