1779, n°173, 22 juin, Epître à M Greuze

De Neptune en courroux Vernet peint la fureur ;

Et bientôt son pinceau, devenu plus tranquille,

De ses flots radoucis, par un art enchanteur,

Présente à nos regards la surface immobile,

Tel, et plus encor, Greuze du cœur humain

Peint avec vérité le calme et les orages ;

La tendre humanité respire en ses ouvrages,

Et le cœur semble naître et vivre sous sa main.

Voyez dans ce tableau la touchante innocence

De cet oiseau chéri déplorer le trépas ;

Je dis à son aspect : “Voilà le premier pas

Que l’on fait vers l’Amour au sortir de l’enfance”.

Plus loin, dans ses combats, j’admire la Vertu :

L’or brille dans ses mains ; la pauvreté la presse ;

L’Amour lui peint ses feux ; ses tourments ; son ivresse ;

Elle aime ; que d’assauts pour son cœur combattu !

Là ce vertueux père, au sein de sa famille,

L’instruit de ses devoirs avec simplicité ;

Au devant de leurs pas c’est le flambeau qui brille,

Doit-on être surpris de l’en avoir écouté ?

Ici, quels doux moments pour le cœur d’une mère !

Couverte de baisers de ses enfants chéris,

Elle voit son époux dont les yeux attendris

Lui disent qu’elle fait le bonheur de leur père.

Mais je vois de l’hymen s’ordonner les apprêts.

Quelle simple beauté modestement s’avance ?

Ainsi, dans l’âge d’or, jours passés à jamais,

On voyait la candeur s’unir à l’innocence.

O vous ! qui gémissez sous le fardeau des ans,

Prêts à sentir la force en vos membres glacée,

Au lieu de regretter votre vigueur passée

Contemplez ce Vieillard servi par ses enfants.

Et vous, Mère ! pour qui la douce bienfaisance

Fut un besoin du cœur dès vos plus jeunes ans,

A verser des bienfaits instruisez vos enfants,

Ils apprendront le prix de la reconnaissance.

Mais quelle scène horrible a frappé mes regards !

Un père en sa colère a lancé l’anathème,

Ses yeux sont foudroyants, ses cheveux sont épars,

Sa voix vient de proscrire un fils ingrat, qu’il aime.

Moins terrible que lui, sur les pâles humains

Jupiter fait tomber sa foudre vengeresse ;

Tel Œdipe en fureur à tous les Dieux s’adresse.

Quand sa bouche maudit ses fils et les Thébains.

O Greuze ! que de fois ta palette tremblante

A dû te refuser ses tragiques couleurs,

Que de fois le pinceau de ta main chancellante

Recula d’épouvante en traçant tant d’horreurs !

Ce fils ingrat résiste aux douleurs de sa mère,

Aux larmes de ses sœurs, à la nature ; il part :

Le remord parle enfin ; il revient ; mais trop tard :

Jamais il n’obtiendra le pardon de son père.

Poursuis, Greuze ! poursuis : la faible humanité

Pour le Peintre du cœur te réclame et te nomme :

Ce n’est qu’en pénétrant au fond du cœur de l’homme :

Qu’on s’ouvre le chemin à l’Immortalité.

Ton chef d’œuvre toujours est ton dernier ouvrage :

Corneille, ainsi que toi, vit briller ses enfants,

Voltaire de lauriers ceignit ses cheveux blancs ;

Tour les deux ont vieilli, toi seul n’aura point d’âge.

Par l’Auteur des Vers à M Greuze, sur son tableau du Fils puni, insérés au Journal de janvier 1779, n°11