1777, n°63, 4 mars, Arts, Seconde Lettre du marin.

J’ai bien juré, Messieurs, dans ma dernière contre les Amateurs de Tableaux qui s’enrichissent aux dépens des Peintres ; aujourd’hui c’est pour mon compte que je suis en colère : mon goût pour les Arts vient de me faire gagner un torticolis pire que si je n’eusse fait le quart toute la nuit. La curiosité m’avait conduit à Saint Sulpice pour examiner les ouvrages extérieurs du Portail : de loin j’ai aperçu une charpente immense dont la légèreté m’a rappelé celles que j’avais vues à Rome ; je comptais jouir à l’aise ; mais arrivé au pied du Portail, je n’ai plus rien vu, pas même la charpente ; j’ai fait tout ce que j’ai pu pour trouver un endroit favorable, j’ai même eu envie de me faire hisser sur une maison voisine, mais j’ai eu beau changer et rechanger de lieu, me virer la tête de cent façons différentes, il n’a résulté de tous les efforts qu’une douleur dans la nuque qui me fait tenir la tête obliquement, et ne me permet de regarder à droite ou à gauche qu’en retournant tout mon individu tout d’une pièce. Est-il possible, Messieurs, qu’un aussi beau monument que le Portail reste toujours masqué par un bâtiment aussi lourd, aussi lugubre, aussi déplacé… Ah tête…ah mor.. tout en jurant, j’ai pris mon parti de regagner mon gîte, furieux d’une course inutile. Comme je passais sur le quai, j’ai aperçu une fenêtre ouverte à la galerie du Louvre, et un petit échafaud destiné à faciliter la descente des effets qui y sont contenus ; je me suis informé de ce que se pouvait être, et l’on m’a assuré qu’on enlevait tous les plans pour consacrer l’immense galerie qui les renferme à recevoir les Tableaux du Roi.

Quel Muséum, Messieurs, que celui dont nous allons jouir, qu’il est digne d’un Prince ami des arts, et du ministre éclairé qui y préside ! Pour le coup, nous allons avoir un Lycée, un Portique, un Temple enfin qui sera le rendez-vous continuel des Artistes, des Amateurs, des gens de goût, où le génie pourra s’échauffer du feu des Grands Hommes qui se sont immortalisés par leurs talents. En vérité, Messieurs, cette idée me touche, me ravit, m’enchante au point que j’en oublierais presque mon torticolis ; aussi dès qu’il sera passé, je vous ferai part de quelques idées concernant ce nouvel établissement ; mais ma Lettre n’est que trop longue pour un malade et (rancune tenant contre ce qui m’a choqué).

J’ai l’honneur d’être avec tout l’attachement possible,

Messieurs, votre très-humble et très obéissant serviteur, Kergoles

Paris, ce 3 mars 1777.