1777, n°78, 19 mars, Arts, Troisième lettre d’un Marin aux Auteurs de ce Journal, ce 17 mars 1777

Bon jour, mes chers patrons du Journal. Comment diable ! votre petit paquebot est bon voilier. Il fait son trajet à merveille. On disait qu’il ne tiendrait pas la mer longtemps. Moquez-vous des propos. Manœuvrez toujours bien. En vent contraire, louvoyez ; dans la tempête, pliez les voiles, abattez les mâts, fermez les sabords. Dans le beau temps, relevez, ouvrez, déployez tout, contez l’histoire et fredonnez la chansonnette. L’apprentissage et un peu dur ; on a quelques maux de cœur, mais l’on s’y fait. Je me sens aujourd’hui de bonne humeur ; mon torticolis est passé.

Eh bien ! on a donc vendu 7030 livres la Visitation de Honoré Fragonard ? Tant mieux. Un Benet près de moi me disait , Monsieur, est-ce de nuit ou de jour ? que t’importe ? ne vois-tu pas idiot, que c’est une lumière céleste, un éclair miraculeux qui suit ces chérubins, les gardiens vigilants du dépôt précieux que la Vierge porte en son sein ? Tu ne t’aperçois pas que c’est là le piquant de ce morceau et le cachet du génie ? : mais les pieds, les mains, les draperies ?… Ventrebleu, tais-toi. N’as-tu pas vu du plaisir ? fais comme moi : je suis trop ravi des beautés pour y voir les défauts. Ce tableau est bien payé, et il vaut l’argent. Ce qui me charme encore c’est que l’on m’a dit que l’Auteur lui-même est assez modeste pour être étonné de sa gloire. Bon signe. Tous les gens engraissés d’orgueil sont très-souvent maigres de talents.

Si dans la vente cet Artiste me plaît, il y en a un autre qui me déplaît fort. Est-il possible que l’on n’ait vendu que six mille livres le mariage de S Joseph et de la Vierge, de Carle Vanloo ? Ce Tableau réunit à la fois une composition riche, noble et sage, une correction aimable et gracieuse de dessin, la plus précieuse exécution, un pinceau moelleux, une couleur fraîche et décidée : enfin tout. J’aurais donné douze mille francs de ce diamant et j’aurais cru l’avoir à bon marché. Je vois à présent que le taux des ouvrages n’est pas toujours la mesure de leur mérite. C’est comme en mer, on tourne du côté que le vent souffle. Je ne sais si l’amitié me trompe, mais cet ouvrage me paraît merveilleux. Je ne pense pas à ce bon Carle-Vanloo, sans verser des larmes. Je l’ai fort connu ; il était mon ami. C’était la meilleure pâte d’homme ! Je retrouve dans ses Tableaux la fraîcheur de sa carnation, l’aménité et la franchise de son caractère. Il nous a été enlevé comme par un coup de canon. Morbleu. S’il eut expiré sur mon bord, je lui aurais rendu les honneurs funéraires d’un Amiral.

Adieu. Je reçois des lettres de l’Orient, je retourne à mes affaires, faites les vôtres, et cinglez toujours vers le Cap de la Bonne Espérance.