1777, n°106, mercredi 16 avril, Lettre aux Auteurs de ce journal

N’en serait-il pas MM de l’Amateur qui vient d’écrire contre la Mosaique, comme de certain Renard Gascon, d’autres disent Normand, dont parle La Fontaine,

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats ;

Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

J’ai sous les yeux, dans le moment que je vous écris, un petit Tableau de Mosaïque que j’ai rapporté de Rome, et j’ai beau l’examiner, je n’y trouve aucun des défauts que l’Anonyme reproche à ce genre de peinture ; comme je suis en droit de lui demander la même réflexion qu’il exige de moi ; je vais lui proposer quelques réponses aux critiques qu’il fait d’un travail que les Etrangers de Rome ne se lassent jamais d’admirer.

La Mosaïque, dit-on, ne peut réussir que dans les tableaux de proportion colossale ; ou le Critique est mal servi par sa mémoire, ou il n’aime assurément pas la mosaïque. Indépendamment de plusieurs petits objets qu’il a pu voir exécutés à Rome dans la manufacture de Saint Pierre, aurait-il oublié la belle Colombe de mosaïque ancienne qui est au Capitole, et dont toutes les parties sont tellement liées et fondues, qu’elles forment la peinture la plus douce et la plus agréable ? Ne se rappelle-t-il pas le portrait de Benoit XIV, qui est à l’Institut de Bologne, et dont l’illusion est complète au point qu’il faut y porter la main pour s’assurer de la réalité de la mosaïque ? Je l’invite surtout à réfléchir au tableau de Saint Michel par le Guide, qui est dans une des chapelles de la Croix de S Pierre ; pareils objets ne sont pas colossaux et dans une église quelconque, celle de Sainte Geneviève surtout, ils n’auraient qu’un défaut, celui de la petitesse, le tableau qu’on proposait étant destiné à terminer l’Eglise en face du portail.

Je ne conçois rien au petit lisère gris qui entoure les figures, et que le Critique compare à la petite vérole ; je ne comprends même pas pourquoi il serait plutôt gris que de toute autre couleur. La figure d’un Tableau de Mosaïque étant composée d’une quantité innombrable de cubes en toutes sortes de couleurs et de nuances ; pourquoi le lisère (s’il existait) serait-il plutôt rouge que bleu, que noir, etc ?

Le luisant de la mosaïque serait une reproche plus fondée, s’il n’avait pas lieu dans presque tous les ouvrages en peinture, surtout depuis qu’on a la sotte manie de les encroûter de vernis. Existe-t-il beaucoup de Tableaux dont on ne soit pas obligé de prendre le jour pour en saisir l’ensemble et examiner les détails ? D’ailleurs le critique doit se rappeler que depuis quelque temps à Rome, on ne polit plus les mosaïques avec autant de scrupule qu’autrefois : on aime mieux les laisser un peu brutes (inconvénient qui, à peu de distance n’est pas sensible) que de leur donner le brillant d’une glace qui peut fatiguer l’oeil par sa clarté.

La durée d’un Tableau de Mosaïque est le point dur lequel je suis le moins d’accord avec le critique ; je l’engage à réfléchir sur la façon dont elle est travaillée, sur l’union de tous les petits cubes remis en une seule masse par un mastic qui acquiert la consistance du marbre, et dont la base est de la forme de plaques de fonte, ou de dalles de pierres les plus dures. Or maintenant je lui demande comment un pareil ouvrage ne braverait pas le temps, et s’il est possible qu’il éprouve les mêmes révolutions que le Temple dont il fait l’ornement : l’Anonyme accorde trois cent ans aux Tableaux en peinture ; je pourrais aisément chicaner là-dessus, mais en le lui accordant que seront-ils après l’écoulement de trois siècles. Rudis indigestaq. Des couleurs altérées, des masses dans lesquelles l’œil ne pourra plus rien distinguer : au lieu que la mosaïque présentant une surface lisse et inaltérable, conservera toujours une fraîcheur et un éclat qui même à présent fait souvent préférer par l’Amateur la copie à l’original. Cette assertion pourrait paraître hardie, si le tableau du Guerchin que cite le critique, n’en faisait lui-même la preuve ; quant à moi, je ne doute point que les Tableaux des autels de pierre ne durent plus que la coupole et qu’ils ne soient assez solides pour faire la décoration d’un second temple après la destruction du premier ; quoique encaissés dans les murs, ils n’y sont pas tellement inhérents, qu’on ne puisse facilement les en détacher, et les mettre à l’abri d’un mur qui menacerait , ou d’une voûte dont on craindrait l’écroulement.

L’établissement d’une manufacture de mosaïque en France n’est point ce que j’avais proposé ; quoique ce projet fût digne d’un monarque qui protège tous les arts, mais seulement l’exécution d’un de nos beaux Tableaux pour immortaliser notre Ecole et faire connaître un travail dont nous n’avons aucune idée. Pourquoi ne ferait-on pas pour la France ce que j’ai vu exécuter pour l’Allemagne ? Le prix, dit-on, en est considérable, d’accord ; mais une dépense de 20 ou 30 mil livres est-elle à craindre pour un bâtiment public, tel que Ste Geneviève, surtout quand elle n’est pas dans le cas d’être renouvelée, et qu’elle n’exige aucune espèce d’entretien ; il faut, ajoute-t-on penser au nécessaire (en peinture) avant de s’occuper du superflu ; cela est vrai si l’acquisition du superflu fait oublier le nécessaire : mais si ce dernier manque, et que je ne puisse pas me le donner, est-ce une raison pour me priver d’un superflu dont je suis le maître de jouir ? Ainsi ces grands mots sont déplacés ici, puisqu’il n’est question que de posséder un objet nouveau de curiosité, vraiment digne d’être connu et d’intéresser tous les Amateurs des Arts et des talents.

J’ai l’honneur d’être, etc Signé Kergolé