1777, n°111, 21 avril, Arts, Lettre cinquième du Marin, aux Auteurs de ce Journal

Parlez donc, Patrons du Journal, savez-vous que j’avais raison la dernière fois de dire que Paris est un si grand vaisseau, que tel qui est à la poupe, ne sait pas ce qui se passe à la proue ! J’ai découvert ces jours derniers, une nouvelle production d’un de nos Artistes, dont vous ne sonnez mot. Vous me répondrez peut-être qu’elle n’est pas venue à votre connaissance ; tant pis, morbleu. Quand on commande un équipage, on doit toujours avoir une dizaine de petits pilotins à envoyer au haut des mâts, pour aller à la découverte. Est-il décent qu’un Capitaine de vaisseau vous serve de mousse ? je le veux bien pour aujourd’hui, mais n’y revenez plus.

Je vous dirai donc, que sortant des Thuileries et passant devant la statue de Louis XV, qui à mon avis, malgré les propos, est la plus belle figure équestre de l’Europe, je m’acheminais sur la droite, vers les quinconces des Champs Elysées ; déjà avancé dans ses promenades délicieuses, j’aperçus une foule de monde autour d’un grille ; je regarde : je crois voir un Théâtre élevé en plein air : je le soutiens : on me le conteste : on prétend que c’est un palais réel. Comment, ai-je dit en jurant, vous me prouverez que ces arbres du fonds ne sont pas peints ? Oui les arbres sont peints, mais l’architecture ne l’est pas. J’allais encore disputer de plus belle, quand un rayon de soleil, perçant la nue et produisant des effets, auxquels on ne peut se méprendre, termina la querelle, je me rendis;  j’avouai que le mensonge avait fait tort pour un instant à la vérité, et que l’union de l’un et de l’autre était toujours une tentative difficile. Cet édifice m’avait plu d’abord : je le considérai avec un nouvel intérêt. Le porche est formé par six colonnes de l’ordre… ma foi, j’en ai oublié le nom ; parbleu, c’est celui dont on s’est servi à la construction du temple d’Ephèse, dont les proportions élégantes ont été prises sur la taille svelte des jeunes filles, dont enfin le chapiteau a été décoré de la coiffure des femmes du pays où il a été inventé. Nos Architectes seraient bien embarrassés, s’ils voulaient composer un nouvel ordre d’après nos coiffure à la mode ; le chapiteau serait plus haut que le tiers du fût de la colonne ; mais chut, je n’ai pas encore assez de temps à rester sur la terre, pour me brouiller avec un sexe qui en est la grâce et l’ornement. Je m’amuse de faire le galant, au lieu de chercher le mot qui m’échappe. Ah ! il me revient ; c’est l’ordre ionique ; cet ordre y est très-bien exécuté ; les six colonnes dont j’ai parlé, soutiennent un fronton tout lisse, surmonté d’une figure de Flore assise sur un socle exhaussé, au pied duquel sont des enfants, gros comme père et mère à la vérité, mais n’importe. Cette masse pyramidale est très agréable à la vue. Cet édifice offre bien l’idée d’une retraite enchantée, placée au milieu d’une solitude ; dans le jardin, les allées souterraines sont très-ingénieuses, et je conviens que je suis fou de ces berceaux à fond de cal. On m’a dit que le nom de l’Artiste était Boullée ; je l’ai écrit sur mes tablettes. Quand j’aurai fait encore trois fois le tour de la terre, et que dans ma tournée j’aurai rencontré quelque Nayade à mon goût, je jetterai l’ancre ici, et je prend cet Artiste pour mon Architecte. On a beau courir le monde, il faut finir par élever un temple au repos et à la beauté. Ces idées riantes ont presque dissipé l’humeur que j’ai contre vous. Mais je la sens qui revient. Vous n’avez donc pas de police sur votre bord ? On vole dans votre journal comme dans un bois. A-t-on jamais vu dérober jusqu’au nom des gens ? Quel est ce M Kergolé qui plaide pour les Mosaïques ? Kergolé n’est-il pas le Marin ? Le Marin n’est-il pas moi ? je ne connais de Kergolé dans ce pays-ci que votre serviteur. Mon frère a été tué à Port-Mahon, mon neveu est à Pondicheri, et mon vieil oncle digère dans un coin de la Basse-Bretagne. Serait-ce un cousin ? Ah ! pour les cousins il en pleut de tous les côtés. Cependant j’éclaircirai ce fait pour la première fois. Si je n’arrêtais ce désordre, aujourd’hui on me vole mon nom, demain on me soutiendrait que Kergolé n’est pas le vrai marin. Que l’on ne m’échauffe point la bile, car je mettrai le feu à la Sainte-Barbe et vous ferai sauter tous. Adieu. Bonsoir.