1777, n°116, samedi, 26 avril, Lettre sixième du Marin, aux Auteurs de ce Journal

En voici bien d’un autre. Je dis bonnement mon avis, et je le dis avec mon style aquatique. Une grande Dame le trouve mauvais ; elle m’accable de mépris et d’injures. Quelle galère que ce monde-ci ! Elle vous menace même d’une désertion de souscripteurs. Je serais morbleu désespéré de faire échouer votre petite felouque. J’a imaginé, pour conjurer l’orage, d’écrire, par vous, à cette Comtesse, une lettre très polie. Comme je crains d’y avoir encore lâché par habitude quelque gros juron, épluchez-la vous même, mes chers Journalistes et envoyez-la, je vous prie, à mon adresse.

Madame,

J’apprends avec une extrême douleur, que je vous ai déplu ; ma douleur cependant me laisse assez de force, pour entreprendre de me justifier à vos yeux, autant qu’il me sera possible, sans manquer aux égards dus à votre rang et au beau Sexe, dont vous êtes sans doute l’ornement ; j’oserai combattre vos opinions sur quelques objets. Je ne puis convenir, par exemple, que le jappement de votre petite chienne m’ai condamné sans appel. Zéphirette peut jouer, caracoler, lécher vos belles mains lorsqu’on vous lit de jolis vers, et aboyer quand on vous récite mes brusqueries marines, sans conséquence ni pour les vers, ni pour mon style. Votre chienne, qui vit dans la bonne compagnie, est habituée d’entendre parler très bas. Votre parent aura sans doute élevé et grossi sa voix, avec l’intention de me lire du ton enroué d’un Marin, il n’en a pas fallu davantage pour faire aboyer Zéphirette. J’aime beaucoup les animaux et leur admets une sorte d’intelligence, mais je ne vais point jusqu’à croire qu’ils jugent des ouvrages de littérature. Vous m’accusez de parler des Arts tout de travers, cela est plutôt dit que prouvé. Vous me taxez de partialité pour M Boullée, je ne le connais que de nom. Je ne l’ai jamais vu. Sa maison m’a semblé remplir parfaitement l’idée d’une retraite enchantée, je l’ai dit. Avais-je besoin d’ajouter que les Architectes de Sainte-Geneviève, de l’Ecole de Chirurgie, du Palais Royal, de la Monnoie et tant d’autres édifices, font d’excellents artistes ? Tout Paris le sait et leurs faibles rivaux sont peut-être les seuls qui n’en conviennent point. Pour prouver mon ignorance dans les Arts, vous me prenez en défaut. J’annonce, dites-vous, le fronton d’un Bâtiment qui n’en a point. Vous avez raison, Madame. Je le savais, comme votre Architecte, mais j’ai donné le nom de fronton au couronnement de cet édifice, parce que en effet il en présente de loin à peu près la forme, et en tient lieu ; et que du point de vue dont on l’aperçoit, il n’est pas possible d’apprécier au juste la saillie du profil. D’ailleurs j’ai craint d’employer des termes de l’Art peu connus du plus grand nombre. Quant à la figure Equestre de Louis XV, j’ai entendu, comme vous, beaucoup de gens la décrier lors de son inauguration. Mais comme il est d’usage en France de se passionner à l’excès pour ou contre les nouvelles productions du génie en tout genre, je me défie de cette première chaleur ; elle ne m’entraîne jamais. J’aime à penser d’après moi-même. J’ai examiné à plusieurs reprises cet ouvrage de sang froid. Je me suis aperçu que plus j’y revenais, plus j’y découvrais de nouvelles beautés ; plus j’admirais l’accord parfait qui y règne, entre les proportions relatives de l’homme et du cheval ; plus j’étais enchanté de la précision, de la vérité et de la noblesse des contours, sous tous les aspects. Je me suis dit à moi-même, l’Artiste a voulu nous présenter le cheval le mieux conformé possible, qui ne fût ni Anglais, ni Français, ni Espagnol, ni Arabe ; mais qui réunît toutes les parties les plus agréables à l’œil. Il ma paraît avoir réussi. La tête du Roi a le mérite de la ressemblance, il est bien en selle ; son manteau joue bien sur son corps sans en dissimuler le mouvement d’aucun côté. Enfin, après plusieurs années d’examen, j’ai appliqué à ce morceau ce Vers de Boileau sur les ouvrages des anciens :

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire

Je me suis convaincu que Bouchardon désirant exécuter un monument beau dans tous les temps, a évité de le faire au goût momentané de son siècle. Le Public espérait voir un Héros fier et triomphant, sur un coursier fougueux : Bouchardon a représenté Louis XV, comme un Roi doux et pacifique, entrant noblement dans sa Capitale ; a-t-il eu tort ? J’espère que la postérité jugera de cet ouvrage comme du Misanthrope, d’Athalie, du Péristile du Louvre et de tant de chef-d’œuvres, persécutés dans leur naissance et admirés par les générations suivantes.

Je n’ai point la prétention de croire vous amener à mon sentiment ; mais j’ai eu celle de vous prouver, Madame, que le Marin n’est pas aussi grossier que vous le supposez.

Je suis avec un profond respect, etc.