1777, n°122, 2 mai, Lettre aux Auteurs du Journal

Je m’étais bien promis, Messieurs, de ne plus m’arrêter à ce qu’on dirait dans votre Journal contre la Mosaïque ; mais ce genre de travail est si supérieur aux critiques, et les objections qu’on fait sont si peu fondées, qu’il m’est impossible de garder le silence quelque ami que je sois de la paix, ce n’est pas la rompre que de combattre pour la vérité. Magis amica veritas.

On m’accuse de préférer la mosaïque à la peinture. Comment le critique a-t-il pu me supposer une pareille façon de penser ? qu’il relise mes lettres, il verra que j’admire le travail de la mosaïque, qu’il me parait rendre avec énergie et fidélité les beautés de l’original, et qu’à ce dernier mérite il joint celui d’une solidité qui brave les injures du temps ; ce sont là des vérités reconnues de toutes les nations que le goût des Arts appelle en Italie ; mais quelque étonnante que me paraisse la transfiguration qui est la dernière mosaïque placée à saint Pierre ; le tableau de Raphaël lui sera toujours aussi supérieur que le Texte de Virgile à la meilleure des traductions. L’humeur du critique ne se borne pas à la mosaïque, elle s’étend jusque sur les ouvriers de la manufacture ; j’ignore quel peut être le degré de leur ignorance, ou de leur savoir : je ne prononcerai pas plus sur eux que sur nos artistes des Gobelins ; tout ce que je fais c’est que les uns et les autres sont des chefs-d’œuvre, et je n’en veux pas savoir davantage. Quant à la peur qu’a notre critique que notre engouement pour la nouveauté nous fasse quitter la peinture pour la mosaïque, j’aimerais autant qu’il craignît que par la suite on se dégoûte des originaux pour les copies qu’on aimât mieux les stars que les diamants et qu’une imitation servile fût jamais dans le cas d’être préféré à un ouvrage de génie : je vais proposer une petite objection au détracteur de la mosaïque. Qu’il pense à cette sublime, à cette étonnante coupole du Corrège, dont on ne peut parler qu’avec enthousiasme. Sa date est de 1530 environ : jamais mon impatience ne fut si vive qu’en arrivant à Parme ; j’étais si empressé de jouir que sans que rien fût capable de me retenir, je volai sur le champ à la cathédrale ; mais que je fût éloigné de goûter le plaisir que je m’étais promis ! L’ouvrage de Corrège est dégradé à un point qu’il est presque impossible d’en saisir l’ensemble, et d’en examiner les détails ; la coupole n’est plus composée (à quelques parties près) que de masses de couleurs altérées dans lesquelles l’œil s’égare et qui même dans plusieurs endroits le repoussent désagréablement ; cependant ce chef-d’œuvre n’a pas même les 300 ans que le critique accorde aux ouvrages en peinture : le chagrin dans l’âme, je retournai à mon auberge et ce ne fut qu’avec le temps et un travail fatiguant que je parvins à retrouver le Corrège dans un ouvrage qui, au premier coup d’œil, ne le rappelle pas. Que de peines évitées ; que de regrets épargnés, si cette même coupole exécutée en mosaïque eût orné le dôme d’une autre église ! le Corrège se fût dans un instant déployé à ma vue, j’eusse partagé son enthousiasme, admiré la magie de son exécution, le choix et la beauté de ses figures ; j’aurais été étonné de la chaleur, et de la fécondité de son imagination, de la hardiesse des raccourcis, etc, etc. Enfin je n’aurais quitté ce Peintre qu’avec la douce consolation de le voir consacré pour jamais à l’admiration publique, et recevoir de ses talents une véritable immortalité.

En voilà assez, Messieurs, sur un sujet qui, quelque intéressant qu’il soit, pourrait à la fin fatiguer, et sans crainte d’être démenti par ceux qui connaissent la beauté de la mosaïque, je ne renonce en rien aux sentiments consignés dans mes précédentes lettres, ainsi qu’à ceux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc. Signé

Kergolé