1777, n°140, 20 mai, Variétés, Lettre neuvième du Marin aux Auteurs de ce Journal

Parbleu, mes chers Patrons, que vous êtes de braves gens de me donner des nouvelles de mon neveu ! j’en étais fort inquiet. J’allais mettre à la voile, sans l’avoir vu ; mais je revire de bord. Faites-lui passer ma lettre au plutôt. Si je puis reconnaître ce bon office, ce sera de tout cœur.

A Jacob Kergolé

Oui, corbleu, je suis ton Oncle, et tu es mon Neveu : à ton style, je reconnais mon sang. Quel heureux vent t’a poussé sur ces côtes ? Je te croyais perdu dans les mers glaciales. Tel est le sort de notre état, on se croit mort, on se retrouve. Nous autres Marins nous sommes des oiseaux de passage ; nous ne nous rejoignons qu’à la volée. A propos, es-tu fou de me renoncer pour ton oncle ? et pourquoi je te prie ? quoi ! tu me crois abattu par le jappement d’une petite chienne et les pétards de quelques brigantins ? Tu veux que je fasse un feu vigoureux ? Voilà de nos étourdis. Ces jeunes Lieutenants ne parlent que de bordées ; nous autres, vieux Tritons, nous ménageons notre poudre pour une meilleure rencontre. Tu me reproche de n’avoir donné de moi depuis longtemps ni vent ni voie. Veux-tu en savoir la cause ? la voici. Je suis demeuré en rade, pour observer le cours d’un Astre, qui vient du Nord. Après avoir passé à travers les tourbillons de différentes planètes, il est entré dans le nôtre et paraît sur notre horizon. Il échappe aux regards de beaucoup d’Astronomes, parce qu’il ne traîne point après lui un filon de lumière. Sa marche est plus difficile à suivre, plus nouvelle et plus intéressante. De quelle autre merveille veux-tu que je t’entretienne ? c’est la plus rare que j’ai jamais observée. Adieu, mon Neveu, je demeure à l’Hôtel des Bons-Enfants

Ce 19 mai 1777