1777, n°154, 3 juin, Arts, Lettre dixième du Marin, à Jacob Kergolé

Dis-moi donc, mon neveu, te moques-tu de moi ? Tu brûles de savoir ce que je suis devenu, je t’en instruis et je n’entends plus parler de toi ! cet Oncle nouvellement tombé des nues, est-il tombé sur tes bras et te retient-il à la Rapée ? ou bien serais-tu trop gros Seigneur pour me venir voir à l’Hôtel des Bons-Enfants ? Corbleu ! si je savais que l’orgueil….Mais je ne veux plus me mettre en colère qu’à bonnes enseignes. Tu ne demandais pas mieux que d’échauffer la bile contre les Senlisiens. Va, va mon cher Jacob, je suis si bonhomme au fond, quoiqu’un peu brusque, que je m’en suis voulu à moi-même de ma petite bourrasque contre eux. Tu vois que j’avais raison, quand tu me mettais le feu sous le ventre, de te traiter comme un étourdi ; puisque ton oncle, à la mode de Bretagne, que je ne connais point, pense comme moi. Oui, tous les oncles, tant qu’il en surviendra, penseront de même. Apprends et ne l’oublie jamais, que les injures non méritées sont des fusées qui se perdent dans l’air et que les justes reproches sont des bordées qui nous coulent à fond ; crains celle-ci et brave les autres. Une attaque injuste m’a fait de bons amis. Les honnêtes passagers du paquebot de Paris ont si bien manoeuvré pour me défendre, que par reconnaissance je dois leur laisser tout l’honneur de la victoire ; aussi me suis-je imposé un silence éternel contre mes adversaires. Mais à peine échappé à ceux-ci, tu veux m’en susciter de nouveaux : tu me demandes mon avis sur ce grand vaisseau encore sur le chantier, la sainte Geneviève. Ne crains-tu pas pour ton Oncle quelques coups de griffe, (j’ai pensé dire quelques coups de patte) mais ne réveillons pas le chat qui dort. Plus cet édifice s’élève, et plus la critique tombe. Etait-il vraisemblable qu’un Artiste chargé de l’exécution d’un monument aussi capital eût oublié le premier point, la possibilité de la construction ? cependant presque tout Paris a cru, pendant quelque temps, que la mâture était trop haute pour le bâtiment et qu’une fois élevée, son poids ne le ferait chavirer. Hélas ! n’a-t-on pas cru qu’un enfant voyait de ses yeux, des sources d’eau à cent pieds sous terre ? Que l’invraisemblable a des partisans ! Laissons là tous les détracteurs ignorants et jaloux et les froids calculateurs. C’est au sentiment à décider des productions de génie. Quelle âme ne s’élève et ne se sent pénétrée de respect à la vue de ces superbes colonnes, qui semblables aux cedres du Mont Liban, soutiennent un fronton immense, et jettent une ombre majestueuse sur l’entrée de cette basilique ? pourra-t-on promener ses regards sans émotion, à travers ces rangs de colonnes qui portent légèrement et sans effort les voûtes de l’intérieur ? Mais toujours des colonnes ! me diront nos Critiques : eh ! pédants que vous êtes, pour quel édifice plus auguste l’Architecture doit-elle déployer ses plus riches ornements ? N’avez-vous pas de honte de raisonner ainsi. Oui, je vous soutiendrai malgré vos cris et vos croassements, que l’ordonnance de ce temple consacré à l’être Suprême, semble avoir inspiré par un souffle divin.

Le mot est lâché ; tu l’as voulu, mon cher Jacob. Tu verras quel orage va m’assaillir. On va me traiter de flatteur à gages ; je ferai peut-être un manœuvre qui aura voulu gagner un pourboire de l’Architecte : cependant l’Architecte ignore jusqu’à mon nom ; j’aurai beau le prendre à témoin : il aura beau l’affirmer, on ne nous croira ni l’un ni l’autre : eh bien, nous nous en moquerons tous deux. Mon Neveu, souviens-toi de ma prophétie : ce monument une fois achevé un cri unanime rendra justice à M Soufflot ; mas l’envie terrassée et habile à se replier pour ronger les lauriers du vrai mérite, sifflera alors aux oreilles, qu’il n’en est pas l’auteur. Tel fut le sort de Perrault. Personne ne lui disputait l’invention du péristyle du Louvre, tant qu’il fût persécuté ; mais à peine fut-il loué par le Cavalier Bernin, que ce chef-d’œuvre n’était plus de lui. O France, qui depuis plus d’un siècle as produit tant de grands hommes en tout genre, faut-il que les hurlements de la Satyre fassent accroire aux étrangers que tous les Arts sont péris dans le lieu même où ils fleurissent le plus ! Ah ! morbleu… un ouragan de jurons est prêt à m’étouffer ; je m’arrête. Adieu, mon Neveu, porte-toi bien, viens me voir ou donne-moi de tes nouvelles.