1777, n°167, 16 juin, Lettre onzième du Marin aux Auteurs du Journal

Qui l’eût dit ! qui l’eut cru ! que la nombreuse famille des Kergolé n’eut fait que paraître et disparaître ? ils ne sont déjà plus. Je m’enorgueillissais d’être le Christophe Colomb de cette Colonie. Ils me devaient tous leur existence, et les ingrats m’ont tout abandonné, jusqu’à mon neveu Jacob, que je voulais instituer mon légataire universel. Je parie, morbleu, que c’est un tour des Lettrés de Senlis. Ils ont fait monter tous les Kergolés sur leur Brigantin, ont levé l’ancre, pris le large, et ont fui avec eux pour me laisser vivre et mourir sans espoirs et ayant cause. Les cruels ! Le Marin premier est donc le seul qui soit resté sur ces parages ? (oui :) et le seul, corbleu qui restera malgré vent et marée. Au défaut de tous les Kergolé du monde, j’ai ici à qui parler. Nous causerons ensemble, Patrons, car il faut que je cause. Je suis un peu de l’humeur de Francaleu, je me cramponne après le premier que j’attrape.

Je parlais la dernière fois d’un des plus beaux monuments commencé sous le règne de Louis XV, et que nous verrons achevé sous son Auguste Petit-fils. Aujourd’hui je déviserai avec vous sur la Seconde suite d’Estampes pour servir à l’histoire des modes et du costume en France dans le dix-huitième siècle. Cela s’appelle passer du cèdre à l’hysope ; j’en conviens ; mais pourquoi pas ? le véritable Amateur applaudit à toutes les bonnes productions en tout genre. Si l’on a tenu parole au Public, s’il a lieu d’être content, pourquoi ne le pas dire ? D’ailleurs, cette entreprise, frivole en apparence, a son côté d’utilité. Si ce projet eut été conçu, exécuté ou exécutable plutôt, les Artistes chargés de représenter les traits anciens de notre Histoire et les Héros des premiers temps de la Monarchie, ne seraient point réduits à chercher à tâtons sur les vitraux des Eglises gothiques les habillements et les armures de nos Ancêtres. Il est bon d’encourager cette entreprise. Je n’en vois pas grande opinion d’abord, je l’avoue, parce que les modes ne m’intéressent guères ; mais la réflexion et le hasard qui m’a fait connaître ces estampes ont changé mes idées.

J’étais allé à la cour ; j’y vais peu. Je porte une certaine odeur de goudron qui déplaît dans ce pays-là ; aussi je n’y vais point pour me faire voir, mais pour jouir incognito du plaisir de contempler nos maîtres. Je m’étais introduit dans l’appartement de la reine au moment qu’on vint lui présenter ces Estampes nouvelles. Elle paraissait se plaire à les parcourir. Toutes ces dames s’étaient approchées, elle les regardait avec cet air charmant dont Vénus sourit aux grâces et aux Nymphes qui l’environnent. Curieux, je m’avançai et comme je n’ai que cinq pieds de haut sur quatre de large, je me haussait pour entrevoir par dessus les épaules. Je fus enchanté du premier coup d’œil. De retour à Paris, je courus les acheter, afin de les examiner plus à loisir. Les sujets en sont heureusement trouvés. La mode y est saisie dans le point où elle a touché à l’élégance et non au ridicule. La Dame du palais a beaucoup de dignité, les adieux sont très ingénieux ; les délices de la Maternité respirent le sentiment : j’aime l’effet piquant des petits Parrains ; le “C’est un Fils, Monsieur”, est plein de mouvement et d’action ; il y a de bien joli minois dans le n’ayez pas peur ma bonne Amie : il y a encore… je ne finirai pas à détailler toute la variété et la gentillesse de ces compositions. Bien adroit a été celui-là qui a chargé M Moreau de l’exécution de ce projet. Personne ne pouvait mieux que lui traiter nos modes françaises, de manière à ne point les ridiculiser aux yeux des étrangers et à leur donner même envie de les adopter ; mais, me direz-vous, qu’aviez-vous besoin, vous Marin d’acheter des estampes de modes ? achetez-moi, morbleu, de bonnes cartes géographiques, astronomiques… tout doux, ne vous emportez pas. J’ai provision de ces dernières ; accordez, de grâce, à un capitaine de vaisseau, la ressource de se rappeler sur mer, seulement en image, les plaisirs de la terre. Le ressouvenir est lui-même un plaisir de reflet, passez-moi le mot et la chose ; et croyez-moi, n’envions point aux humains la consolation de dissiper par des idées agréables l’ennui de la traversée de ce bas monde. Adieu, patrons, jusqu’au revoir.

Nota. La suite d’estampes dont parle le Marin, est celle que nous avons déjà annoncée dans le numéro 132, et qui se vend chez Moreau le Jeune, au Palais, Cour du May, Hôtel de Trésorerie. Le prix des douze estampes est de 48 liv. On y trouve aussi les exemplaires de la première suite au prix de 36 livres.