1777, n°346, 12 décembre, Lettre du Marin aux Auteurs du Journal,

Ah ! ventrebleu ! quel maudit métier que celui de Marin ! Horace a bien raison de dire :

celui qui, sans effroi, s’exposa le premier

Sur un frêle navire à la fureur de l’onde,

Portait un cœur d’acier.

Oui Patrons ; les vents, la grêle, la foudre, tout s’est déchaîné contre moi. Si j’avais eu sur mon bord M Carpentier, combien il aurait vu faire à mon vaisseau de cracs en arrière, en avait et de côté ! Tout coriace qu’il est, notre grammairien est eût tremblé : Mais trêve de récit et de réflexions. Que s’est-il passé dans votre chaloupe pendant mon absence ?

Que sont devenus MM Bradel, Croustillet, Bavardin et tant d’autres ? L’Hermite de la Forêt de Senart débite-t-il toujours de la bonne morale ? Et ce Jardinier d’Auteuil qui devait nous entretenir de ses légumes et de ses fleurs garde-t-il toujours le silence ? Je n’aime point cela. Il faut être de parole. L’homme au gros bon sens, a-t-il faussé compagnie ? Avez-vous perdu M Pro Patria, qui promettait la veille dans une longue préface, ce qu’il ne tenait jamais le lendemain ? Oh ! pour celui-là, Patrons, si vous l’avez perdu, c’est votre faute. Pourquoi l’avoir laissé persifler si fort par tous vos passagers ; il avait l’air en vérité d’être le gobe-mouche de votre Journal. Il fallait lui dire poliment, M Pro Patria, votre plan d’embellissement pour Paris a été conçu avant vous ; il doit être même exécuté. Vous verrez un jour élargir et redresser les rues, agrandir les places et les carrefours, abattre les maisons des ponts, s’élever des quais autour de la cité et l’Hôtel de ville se retourner en face de la Seine : mais prenez patience et vivez longtemps. Ce propos eût consolé ce bonhomme, mais on l’a harcelé par des turlupinades ; et cela n’est pas bien.

J’oubliais de vous demander des nouvelles du procès de M Journiac, Tailleur de Dames, contre M Nieman. De quoi s’avise aussi ce gros Hollandais de vouloir nous persuader que nos femmes étroitement ferrées entre des baleines, et devenues minces en proportion comme des fourmis par le milieu du corps, ne peuvent donner à la Patrie que des citoyens faibles et mal constitués ? de quoi se mêle-t-il ? Pourquoi ôter l’état des gens ? Ne faut-il pas que tout le monde vive ?

Pour mes bons amis, les Lettrés de Senlis, on n’entend plus parler d’eux. Ils s’étaient un moment échappés des Champs Elysées, mais ils s’en sont allés comme ils étaient venus ; c’est dommage, car depuis leur mort, ils étaient d’assez bons-vivants ; et puis j’avoue que je suis un peu de l’humeur de la femme de Sganarelle, je veux que l’on me batte et que l’on me contredise. A propos de contradiction, votre Anonyme de Vaugirard fait donc toujours des siennes. En bonne foi, il n’y pense pas d’attaquer M de la Harpe ; ne sait-il pas que c’est un journaliste et que ce titre lui vaut le bonnet de docteur ?

Ergo, ipso facto,

Cum Isto Bonneto,

Habet puissanciam,

Louandi,

Blamandi,

Critiquandi,

Et satirisandi,

Per totam terram.

D’ailleurs à quoi bon, Morbleu, tous ces débats. M de la Harpe soutiendra toujours qu’il a raison et Armide qu’il a tort. Laissons tous vos masques s’attaquer et se quereller les uns les autres, et revenons à nos moutons. J’apprends que le Salon a été brillant cette année. Tant mieux. Pour moi, je n’en ai vu que les quatre figures de marbre qui sont encore dans la cour du jardin de l’Infante. J’en suis content. Que je suis affligé de la perte de ce brave M Costou ! il avait autant de noblesse d’âme que de talent ; de pareils hommes meurent toujours trop tôt. Je plains aussi le sort du bon Briard, il a été emporté comme d’un coup de canon. Mais dites-moi un peu pourquoi votre faiseurs d’Oraisons funèbres, après avoir donné la liste de ses ouvrages, s’ingère de prêcher les Artistes ? Qu’il fasse son métier. Puisqu’il s’est chargé de nous apprendre quels sont les peintres et les Sculpteurs qui meurent pendant l’année, pourquoi ne vous a-t-il annoncé la mort de M Natoire, ancien Directeur de l’Ecole de Rome, Elève de Lemoine et rival de gloire de M Boucher. Obligé dans mes courses de relâcher à Civita Vecchia, j’ai poussé jusqu’à Rome et je l’ai vu mourir sur la fin d’août, âgé d’environ soixante-dix-huit ans, à Castel Candolpho, à quelques milles de cette ancienne capitale du monde. Votre Harangueur prétend que ce peintre “était plus correct sur la papier que sur la toile”. S’il avait vu de lui un St Sébastien, au moment qu’un ange retire une flèche de son corps, il aurait été forcé de convenir que ce Maître a quelquefois peint, dessiné et coloré comme le Guide. Il s’est ressenti vers la fin, comme tous les hommes, de la surcharge des années. Mais cet Artiste mérite un rang distingué parmi les peintres de l’école françoise.

Adieu, Patrons, vous êtes de braves gens d’avoir débité les premiers la nouvelle du succès de l’opération de la simphyse. Braves gens sont aussi les Médecins, de rendre un hommage public à une découverte si précieuse à la conservation de l’espèce. Continuez à annoncer tout ce qui peut servir et honorer l’humanité. Donnez-nous force anecdotes de bienfaisance et de grandeur. Tout Marin que je suis, mon cœur s’émeut au récit de l’honnête infortunée qui souffre avec courage et du riche qui donne avec noblesse. Je m’abonne pour l’année prochaine. Mon adresse est toujours la même. Kergolé, à l’Hôtel des Bons-Enfans.