1779, n°27, mercredi 27 janvier, Lettre du Marin aux Auteurs du journal

Bonjour, bon an, mes chers Patrons. Quoi ! vous ne me reconnaissez pas ? parbleu, c’est votre ami, le Marin. Vous m’avez cru mort sans doute depuis que mon coquin de Neveu m’a enterré tout vif et s’est nommé Légataire universel de ma cave ? comme il a sablé de mon vin pendant mon absence ! mais, ventrebleu, je lui pardonne de bon cœur ; il fait des merveilles et se montre digne de son oncle Kergolé ! Il se met de toutes les bonnes fêtes ! il s’est battu comme un lion sur la Belle Poule ; il s’est trouvé à bord de ce brave officier, qui frappé de neuf coups de feu, a eu le bonheur de mourir pour sa partie dans les bras de son ennemi prisonnier, après avoir survécu huit heures à sa victoire ; c’en est assez pour en jouir. Mon fripon ne s’est-il pas aussi mêlé parmi ces heureux téméraires qui ont pris, le sabre à la main, un Corsaire de 14 canons ? Ah ! morbleu, comme le cœur me bat ! si je n’étais retenu par un poids de six cent livres de graisse, comme je sauterais de joie ! dans ces braves gens je reconnais mon sang car tous les Français sont mes frères quand ils aiment et servent bien leur Prince. Ils sont intrépides, et j’ose dire, invincibles sous un Roi juste, qui les aime, les anime, et les récompense : ils naissent avec un cœur imbibé d’honneur (passez-moi le terme) : il ne faut que secouer le flambeau de l’émulation pour mettre tout en feu. Ce sont des enfants qui ont besoin de chérir leur père et d’en être chéris. Vous avez vu leur douce joie à la nouvelle d’une fécondité trop longtemps attendue ; quand de l’union dont vient d’éclore une rose, il naîtra des lys, vous verrez leurs transports… Comment diable !… il me semble que le patriotisme m’échauffe et que mon style se monte sur le style poétique ! A propos de Poètes et d’Auteurs (car l’amour de la gloire n’exclut pas en moi celui des Belles-Lettres et des Arts) l’Auteur de Mérope et le père d’Héloïse reposent sous la tombe ! J’admire le premier comme une des merveilles du monde ; à la vue des cendres de l’autre, les yeux s’humectent de larmes : je me dis à moi même : il était bon et sensible, il a vécu malheureux. J’apprends encore avec douleur que l’auteur de la statue de Bordeaux a cessé de vivre ; que notre Roscius est mort. Qu’une année opère quelquefois de changements ! mais en brave Marin, oublions les pertes de 1778, en nous ressouvenant que cette même année le pavillon Français n’a souffert aucun échec de la part des prétendus souverains des mers.

Parlons à présent de vous, patrons. Comment va la barque. A voir les actes d’humanité dont vous êtes les agents et les coopérateurs, on pourrait l’appeler la barque Bienfaisance. Courage, entretenez toujours ce feu sacré, c’est un emploi honorable que de l’alimenter et l’entretenir. Laissez toujours dans votre petit Paquebot les hommes de Lettres se guerroyer entre eux, cela les divertit et fait rire les Spectateurs. Mais ce qui me fâche, c’est d’y avoir aussi les artistes en venir aux mains. Je n’aime point votre M le comte de B**, il est trop dur, il a tort, même quand il a raison : il est de ceux qui pour honorer les mots sont mourir les vivants. Fallait-il accabler des hommes de mérite, parce qu’on les a maladroitement loués à leur insu et contre leur gré ? il se mêle donc aussi d’être Artiste ce M le Comte ? Comment, ventrebleu, il donne des projets. Il n’y a, dit-il, qu’à changer (en parlant des Tours de S Sulpice) le chapeau de Servandoni, mais croit-il que le chapeau qu’il nous présente soit un castor ? il se tait pourtant, et paraît plus tranquille, il faut croire qu’ayant accepté le rendez-vous de l’Architecte, il a cédé à ses bonnes raisons. Tant mieux, j’aime la paix, quoique homme de guerre. Adieu, Patrons, je ne vous ai écrit cette lettre en courant et en fumant, que pour vous annoncer que je ne suis pas mort. L’ouragan du 31 décembre m’a très mal traité, et je resterai quelque temps sur ces parages pour me radouber. Nous aurons le temps de boire et de nous enivrer à la santé du Roi et de nos braves Marins.

Ce 23 janvier 1779