1778, n°299, 26 octobre, Réponse à la lettre de M le Comte de B***, insérée N°280, de ce Journal.

Il faut avouer, M le Comte, que MM vos Conseillers sont bien lâches et bien maladroits ; sachant que je suis à plus de quatre-vingt lieues de Paris, ils attendent mon absence pour vous engager à me répondre, et dans votre réponse, ils vous font répéter mot à mot les mêmes discours qu'ils avaient tenu devant moi quelques jours avant mon départ. Ils s’attendaient apparemment à jouir tranquillement de leur petit triomphe ; ils y auraient peut être réussi, sans un brave homme qui, n’étant ni Artiste, ni Homme de Lettres, lit cependant tous les journaux et m’en envoie, à ma campagne, l’analyse. Je reçois dans le moment celle de votre réponse, et à en juger par ce qu’il me marque, elle me paraît bien longue ; ainsi vous voilà tombé dans le même défaut que vous me reprochez.

Si je dévoilais au yeux du Public toutes les petites intrigues, les petits manèges qu’une basse jalousie fait jouer à vos docteurs, pour déprimer ceux qui leur sont préférables en tout genre, ils rougiraient (du moins j’aime à me le persuader) jusqu’au blanc des yeux ; mais je suis un bon-homme, ils n’ont rien à craindre de moi ; je leur pardonne les jolis compliments qu’ils me font prodiguer ; ils n’ignorent pas cependant que je pourrais m’en venger ; mais encore une fois je leur pardonne.

Après ce préambule, qui vous aura appris des faits que vous ignoriez, je vais encore vous en apprendre d’autres que votre réponse me paraît exiger ; je serai le moins long que je pourrai. Lorsqu’une partie de la Chapelle de la Sainte Vierge à S Sulpice fut découverte, MM les Auteurs du Journal me firent demander de vive voix et par écrit, un article sur les nouveaux travaux faits à cette Chapelle, etc. Je leur écrivis deux fois, à la hâte, ce que j’avais vu et senti ; je ne consultai personne ; je ne mis nul ordre dans ces deux articles, parce que je m’attendais que ces MM le feraient eux-mêmes, comme je les en avais prié, et comme ils l’avaient déjà fait pour quelques autres articles que je leur avais déjà envoyés. Vous pouvez juger quelle fut ma surprise lorsque j’ai vu mes deux brouillons ainsi “moulés” dans leur Journal ; on n’avait pas pu les lire en entier, puisqu’on y avait omis plusieurs mots et même des phrases entières. Bien loin d’être sollicité par MM les Artistes employés à S Sulpice, de les faire mouler et surmouler dans ce Journal, je leur ai laissé ignoré quelle était la personne qui leur rendait un aussi mauvais service et qui leur a tant attiré d’injures ; s’ils me soupçonnent, ce n’est que depuis ma dernière réponse. Je les ai entendu se plaindre beaucoup de ce qu’on s’occupait d’eux, et je puis vous assurer qu’ils ont suivi dans tout ceci le conseil que vous paraissez leur donner, de s’inquiéter fort peu des critiques, et de continuer à travailler tranquillement dans leurs ateliers.

Lorsque vous fîtes “mouler” vos diatribes, je doutai de mes forces, et cherchai à m’assurer si j’avais été exact dans le jugement que j’avais porté d’après mes propres idées ; je m’adressai donc aux Artistes qui occupent avec distinction les premières places de l’Académie Royale, et je reconnus que leurs jugements étaient à peu près ressemblables au mien. Quelques-uns cependant me dirent “qu’on avait peut-être trop élevé M Callet ; mais qu’à coup sûr on l’avait horriblement déprimé, et que ce n’était point de cette manière qu’on devait s’y prendre pour encourager les jeunes gens qui, comme lui, avaient un vrai talent”. D’autres me dirent que “M Callet avait sacrifié sa propre réputation à celle de le Moine ; qu’on savait bien que ce plafond n’avait jamais passé que pour un essai qu’il avait voulu faire, et dans lequel il n’avait point réussi, parce que ce genre de peinture demandait une célérité du travail qu’il n’avait pas ; mais qu’il était inutile de le dire”. D’autres m’ont ajouté… Mais vous diriez que je suis un éternel discoureur et que j’“injurie” encore le Moine. En quoi cependant l’ai-je injurié ? Je vous ai déjà dit plusieurs fois que j’avais seulement observé que ses figures ne plafonnaient point ; c’était ce que l’on pouvait dire de moins ; et vous-mêmes vous en dites plus que moi ; vous avancez et avec raison “que le raccourci était indispensable pour la Vierge, qui est presque perpendiculaire sur la tête des spectateurs ; par conséquent le raccourci était aussi indispensable pour la figure de S Sulpice, qui est aussi perpendiculaire sur la tête des spectateurs”. Tout ce que vous me forcez continuellement de dire sur le compte de le Moine, n’est point de moi ; relisez mes réponses et vous verrez que ce n’est point moi qui ai osé avancer que son plafond était “une mauvaise chose” ; mais ce que je ne vous ai pas dit pour lors, je vous le dirai aujourd’hui ; c’est que l’Artiste qui a tenu ce propos, et celui-là même qui vous endoctrine le plus souvent ; il l’a tenu devant moi, et j’ai été plus indigné que vous, d’entendre un jeune homme oser ainsi parler de le Moine ; je l’ai relevé de cet écart, et peut-être plus exclusivement que vous ne l’eussiez fait. Inde irae. Sans chercher à déprimer le Moine, je pourrais vous ajouter, que, d’après l’avis de ses amis, il ne voulut plus travailler à la fresque , parce que même, on vient déjà de vous le dire, il fait le travail difficile, et que cette manière de peindre demandait la plus grande célérité. Ce fut pour cette raison, (et je pourrais vous le prouver par un acte de sa main) qu’il ne consentit à faire un autre plafond dans l’Eglise de S Sulpice, qu’à condition qu’il le peindrait à l’huile. Le traité en fut fait et signé par les parties intéressées ; mais le Salon d’Hercule, et plus encore la mort de ce célèbre Peintre, en empêcha l’exécution, et on mit de la sculpture à la place.

On ne vous a jamais dit, M le Comte, que les Artistes qui avaient été consultés, avaient applaudis, avaient été émerveillés de la restauration, etc, on vous a seulement dit, que M Callet “avait réussi à leur satisfactio”. On aurait pu, à la vérité, en dire davantage ; mais on eût craint d’échauffer votre bile. C’est bien vous avouer battu, ou chercher à jeter de la poudre aux yeux, que d’oser faire mouler la proposition insérée dans votre réponse. Croyez-vous que les plus grands Artistes de l’Académie iront se donner en spectacle, pour vous plaire, à vous qui ne vous nommez pas, et peut-être pour s’attirer des injures de votre part, s’ils ne pensent pas comme vous ? Les épargneriez-vous plus que M Pingeron, dont je vous parlerai dans un instant ? il y a un autre moyen plus honnête et plus conforme aux procédés de ces Messieurs, dont j’ai trop à me louer pour jamais les exposer à aucun désagrément ; allez les trouver comme je l’ai fait, nommez-vous, proposez-leur vos difficultés ; et je suis sût que, si vous aimez par raison, vous serez content de leurs réponses. Mais, encore une fois, n’allez pas consulter de nouveau vos jeunes conseillers, ni même leur ancien maître qui, par condescendance, paraît penser comme ses élèves.

Pour moi, je suivrai l’avis d’un des meilleurs Juges de l’Académie, “je ne louerai plus M Callet, quoi qu’il mérite de l’être”, etc. Je l’engagerai à continuer de s’inquiéter fort peu de tout ceci, et d’en rire comme moi ; je ne l’engagerai à ne point cesser de travailler assidûment aux grands objets dont il est chargé, afin de mériter un jour d’approcher des grands Maîtres de l’Ecole française. Peut-être viendra-t-il un temps qu’il sera autant loué, qu’il a été injurié par ses ennemis : l’exemple de son ancien maître Carle Vanloo doit l’encourager ; on n’a pas encore porté, à son égard, les sarcasmes aussi loin que l’avaient fait contre ce grand homme ceux mêmes qui s’agenouillent aujourd’hui avec respect devant ses tableaux.

Vous devez vous attendre, M le Comte, que ne prendrai point ici la défense de M de Wailly ; vous savez, quoique vous en disiez, qu’il n’en pas besoin. Quand même son Salon de Gênes et son Plan de la Comédie ne parleraient pas en sa faveur, la réputation dont il jouit depuis longtemps dans les deux Académies dont il est membre, devrait suffire pour nous imposer silence, à moins que nous ne cherchions à nous joindre à deux ou trois jeunes gens qui osent essayer de le juger ; mais aussi ces MM se croient déjà des Michel-Ange et des Raphaël, et je crois que nous ne sommes pas de leur force. Si M de Wailly voulait vous répondre, je crois qu’il ne serait point embarrassé, il vous dirait que pour une Salle de Bal ou un Salon, il emploierait des ornements analogues à ces objets, comme il l’a fait à la chapelle de St Sulpice, et en effet il n’y a rien dans toute sa décoration qui ne soit analogue à la Vierge, jusqu’aux vases même ; ne savez-vous pas que la Vierge est appelée “Vas spirituale, Vas honorabile, Vas insigne devotionis ?” Vous vous plaignez de trop de dorure (Note : Les Anges avec des guirlandes dorées étaient avant la restauration, ils sont des orolds) ; et où emploiera-t-on les matières les plus précieuses, si ce n’est dans nos Temples ; continuera-t-on toujours à transposer dans des Salles de Comédie, de Bal. etc les ornements des plus beaux Oratoires de Rome, ou bien n’emploiera-t-on toujours l’or dans nos Temples que d’une manière si mesquine qu’elle fera toujours le plus grand tort à l’Architecture, en en divisant les masses ; lorsqu’on l’emploie, il faut l’employer d’une manière large, ou ne le point employer du tout, et c’est ce qu’a fait M de Wailly. Au reste, il n’est pas le premier qui ait osé nous donner à Paris une idée des fameux Oratoires dont je parle ; passez de l’Eglise de St Sulpice à la Chapelle du Séminaire qui en est voisine, vous y verrez encore plus de richesse, tout n’est que tableaux et dorures, elle a été décoré par Le Brun : le plafond, les voussures, les emblèmes, et deux ou trois tableaux sont de lui ; vous verrez que dans les voussures tous les ornements sont dorés, vous y verrez les cassolettes, des camaïeux, des guirlandes de fleurs colorées, des médaillons en paysage ; dans l’étoile du matin, dans l’autre l’arc-en-ciel, dans un autre une fontaine, etc vous y verrez enfin un plafond dont toutes les figures plafonnent, etc. C’est cette Chapelle qui fit connaître le Brun, et qui lui procura la Galerie de Versailles, ce qui fut cause qu’il ne pût faire tous les Tableaux de cet Oratoire comme il s’y était engagé.

Je reviens à M Pingeron ; je ne le connais que par deux de ses ouvrages dont l’un renferme la vie des Architectes et l’autre une traduction du Traité de peinture d’Algarotti. Lisez seulement la Préface du premier ouvrage, et vous verrez qu’il est plus en état que vous et moi d’écrire sur ces matières, vous verrez qu’il est impartial et qu’il s’abstient de parler des vivants. S’il a loué les Artistes employés à St Sulpice, c’est qu’il a cru devoir le faire, et je suis sût que son suffrage n’a point été mandié, aucun de ces MM n’ont l’honneur de le connaître et ne l’ont jamais vu. Je crois qu’une seconde Lettre qu’il vient d’écrire sur ce sujet, ne vous donnera pas tant d’humeur que la première ; j’espère même qu’elle vous réconciliera avec lui, puisque sur quelques objets il est de votre avis.

Vous dites, M le Comte, que vous êtes plus fort que moi, je le crois sans peine, vous savez joliment dire des injures, je vous cède volontiers le pas, je vous le cède même encore pour le style ; il s’agit ici d’Architecture et de peinture, ce ne sont point des injures, ni du beau style que le public demande ; mais des raisons et de ce côté je crois être plus fort que vous. Vous me reprochez d’être trop long ; eh ! pourquoi me forcez-vous toujours à me répéter ? Croyez-moi, M le Comte, il faut que vous soyez vous même bien persuadé de la faiblesse de votre cause pour vous servir des moyens pareils à ceux que vous employez ; le rôle que je joue est bien plus noble et plus honnête que celui que s’efforceront de vous faire jouer ceux qui vous excitent, il faut mieux être “louangeur, éternel discoureur, Docteur, bon-homme, etc” que “calomniateur”. Passez-moi le terme, c’est la première vérité un peu sensible que je vous dis, ou si ce terme vous choque, prenez au moins, si vous le voulez, celui de “médisant”, l’un ne vaudra guère mieux que l’autre pour ces MM qui vous mettent en avant. Ces deux qualités sont toujours dangereuses ; mais surtout lorsqu’il est question d’ouvrages d’Architecture, de Peinture et de Sculpture, qui ne peuvent défendre leur cause que dans le lieu où ils existent ; il n’en est pas de même d’un ouvrage de Belles-Lettres : par la voie de l’impression, il plaide lui-même sa cause partout où il pénètre.

J’ai l’honneur d’être, etc

Ce 15 octobre 1778