1778, n°311, 7 novembre, Aux Auteurs du Journal, Lettre de M le Comte de B*** sur la Restauration des Tours de St Sulpice.

Je ne veux point encore enfler votre Journal d’une réponse en forme au Défenseur de MM Callet et de Wailly. Il nous apprend d’abord que depuis longtemps il bat la campagne, je lui en fais mon compliment ; il croit que j’ai des conseillers, moi, qui ne prends conseil de personne ; il veut que je me nomme, lui, qui tait son nom. Il avoue de bonne foi qu’il a rendu un mauvais service à ses protégés, en plaidant leur cause ; il a raison, car lorsqu’il se bat pour eux, c’est sur eux que tombent les coups. Il revient toujours à reprocher à le Moyne le défaut de perspective, mais il fallait avant, prouver que les fautes grossières à cet égard relevées par mois dans les figures de M Callet sont de fausses imputations, et que ce qu’il a fait de nouveau, malgré ce que j’en ai dit, est bien dessiné et bien coloré. Ce jeune Peintre, si l’on en croit son admirateur, sera peut-être un jour aussi célèbre que Carle Vanloo son Maître ; je le souhaite, mais je ne l’espère pas.

Notre défenseur a entendu avec indignation un jeune homme traiter le plafond de le Moyne une mauvaise chose, et cependant il est devenu lui-même l’écho d’une sottise qu’il a blâmée ; il s’excuse de ne point fournir une approbation motivée de MM de l’Académie Royale sous prétexte que ce serait les exposer à mes injures ; qui pourrait empêcher ces Messieurs de dire du bien si vraiment ils en pensaient ? une attestation aussi respectable m’imposerait silence. M de Wailly, me répond-il, a employé les mêmes ornements que le Brun dans la Chapelle du Séminaire de St Sulpice, cela peut être ; je sais même, et on nous l’a dit, que M de Wailly a imité des Invalides la manière d’éclairer le plafond ; tout cela ne conclut rien en sa faveur, et prouve seulement qu’avec les mêmes moyens les uns sont bien et les autres son mal ; par exemple, avec les vingt-quatre lettres de l’alphabet, ce bonhomme de défenseur et moi, faisons de mauvaise prose, tandis que M de Buffon en fait d’excellente et de sublime. Il justifie plaisamment les vases de fleurs de M de Wailly par un vas spirituale, qui n’est guère spirituel ; enfin il termine sa douce Epître pour me traiter de “calomniateur” ou de “médisant”, à mon choix. Il est fort honnête de me donner l’option ; mais je ne mérite aucune de ces épithètes ; on voit qu’il n’est pas meilleur casuiste que connaisseur. La restauration maladroite du plafond de le Moyne est (relativement aux Arts) un crime connu et avéré : M Callet (de ce côté) doit être regardé comme un pécheur public. Or il n’y a ni calomnie ni médisance à s’entretenir de son péché ; mais je le laisse sur sa conscience et n’en veux plus parler.

Je vais maintenant vous dire deux mots sur la restauration projetée des Tours de St Sulpice. Ici mon style va changer : rien ne me donne de l’humeur ; on n’a point attaqué le mérite de Servandoni, pour élever celui de M Chalgrin. Cet Artiste est chargé de terminer les Tours laissées imparfaites, et dont le couronnement n’est pas heureux de l’avis de tout le monde. Je hasarderai donc quelques réflexions ; si elles sont justes, j’ai assez bonne opinion de M Chalgrin, pour croire qu’il m’en saura gré.

On convient en général que d’agencer des Tours avec de l’architecture Grecque au Portail d’une Eglise, est une des plus grandes difficultés de l’art. Tâchons de découvrir, s’il est possible, la cause de l’embarras des Artistes sur cet objet.

Un Architecte de mérite, touché avec raison des beautés sublimes des ordres Grecs, aime à déployer toute leur magnificence dans le Portail d’une Eglise ; il s’y livre tout entier, et quand le Péristyle de son Temple est composé, il se ressouvient qu’il faut le surmonter de deux Tours : il est forcé de les subordonner au reste, et par conséquent de les traiter en accessoires ; elles perdent insensiblement leur caractère et ne deviennent plus que des Campaniles. Or des Tours proprement dites, doivent jouer le premier rôle, ou n’en point jouer du tout. Qu’elle est la première idée que présentent des Tours à notre imagination ? celle de masses énormes, d’une solidité et d’une élévation prodigieuse : en un mot, elles doivent ressembler au Chêne de la Fable :

Celui de qui la tête au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

Il faut donc, pour construire des Tours dans leur caractère propre, qu’elles s’élèvent de fond, que depuis le bas jusqu’au haut, rien ne les interrompe, ou du moins ne les fasse disparaître et oublier ; et enfin que “peu éloignées l’une de l’autre”, semblables à deux colosses majestueux, elles soutiennent de leurs flancs le Péristyle d’un Temple. Voilà du moins l’idée que je m’en suis toujours formée.

Est-ce dans cet Esprit que Servandoni a conçu son Portail ? Non : sans doute, et personne n’oserait l’en blâmer. On s’aperçoit aisément qu’il a tout sacrifié à la belle architecture, et qu’en homme de génie il n’a voulu décorer ses tours que comme de simples Campaniles. Pour les distinguer de son Portail (dont elles pourraient être supprimées, sans rien ôter de sa beauté) le premier corps est en pans coupés, les angles sont ornés de groupes de figures, il y a introduit des pilastres et non pas de colonnes ; le couronnement, il est vrai, est peu digne de son Auteur ; mais il faudrait, ce me semble, s’arrêter au fond de son idée, celle de faire pyramider les formes et d’élever des Campaniles et non pas des Tours. Ainsi pour le mieux, le plus court, et le moins dispendieux, il serait à propos de laisser subsister le premier corps de ses Campaniles, et n’en changer que le couronnement. Je me suis amusé à faire graver une même planche et sur une même échelle, le projet du Chevalier Servandoni, la correction de M Chalgrin, et une rêverie de ma façon. Je n’ai changé que le chapeau de Servandoni ; je ne dis pas que ce soit le meilleur chapeau du monde, et qu’il faille s’en servir : mais je soutiens que ce sont des Campaniles, et non des Tours qui conviennent à la décoration du Portail.

Je demanderai à M Chalgrin, sans vouloir déprimer ses talents, si son projet n’offre pas un peu de monotonie. On voit une hauteur prodigieuse, divisée en quatre parties égales, décorées de la même manière, avec quatre croisées cintrées, et quatre fois quatre colonnes les unes sur les autres. On blâme les trois ordres employés dans la Cour du Louvre, ne peut-on pas avec raison en reprocher quatre à M Chalgrin ? Au reste, je puis me tromper, je soumets tout aux lumières de M Chalgrin lui-même et au jugement du Public. Je vous envoie, Messieurs, la petite planche que je vous prie d’accepter, et dont vous me ferez plaisir de distribuer, avec votre Journal, les exemplaires à vos Souscripteurs :permettez-moi de rester inconnu et de me dire, etc.

Nota. Nous nous hâtons de remplir les intentions de M le Comte de B*** et de lui faire nos remerciements, par la voie de notre Journal