Lettres de la famille “Bonnare”

1780, n°229, 16 août, Arts, Aux Auteurs du Journal, 10 Août 1780

Messieurs,

Je suis Marchand Bonnetier, établi dans le quartier de la Cité. J’ai eu neuf enfants de ma femme, cinq filles et quatre garçons : les filles sont mortes et les garçons se font vivre : ils sont à un an près l’un de l’autre et grands comme père et mère. Dans leur enfance, quand j’ouvrais ma Bible ornée de figures, ils se fourraient dans mes jambes, ou montaient sur mes épaules derrière mon fauteuil, pour voir les images. Il fallait, par complaisance, feuilleter tout le livre avant que d’en lire un mot. Avec cette fureur des images, commune à tous quatre, je remarquai dans chacun d’eux des goûts différents. Mon Aîné en achetait pour les enluminer, mon Cadet pour les copier à la plume, mon Cadichon en imitait les châteaux avec du charbon sur tous les murs, mais mon Culot n’était jamais plus heureux que dans le temps des marrons d’Inde, dont il faisait avec un canif une kyrielle de tête qui ne finissait pas, et qu’il arrangeait sur notre cheminée. Un jour, en me couchant, je dis à mon épouse, ma femme nos enfants ne seront pas bonnetiers, je t’en avertis. Messieurs, j’ai prédit vrai ; car aucun n’a voulu mordre à notre état. Comme j’ai toujours eu pour principe de ne point gêner l’inclination de mes enfants, je leur ai mis le crayon à la main, et je les ai envoyés à l’Ecole gratuite de dessin. Après en avoir tâté pendant quelque temps, ils m’ont signifié qu’ils voulaient être d’art, et point de métier ni de marchandise. Bref, le premier est Peintre, le second Graveur, le troisième Architecte, et le dernier Sculpteur.

Mon Peintre est vif comme un poisson, têtu comme une mule ; il a une imagination du diable et de l’esprit comme un ange ; avec cela il est quelquefois triste comme un bonnet de nuit, ou gai comme un pinson et fou comme un braque. Il nous fait des contes et des singeries à crever de rire ; et quand nous nous pâmons, ma femme et moi, à nous tenir les côtés, il se jette à corps perdu sur nous, et nous baise comme deux pauvres.

Notre Graveur est Monsieur Propet et Monsieur Tranquille. Il est toujours tiré à quatre épingles, il sourit et pince les lèvres en parlant ; il a un soin minutieux de ses habits et de ses petites affaires et méthodique en tous les points : c’est toujours à la même heure qu’il prend et quitte l’ouvrage. Mais ce qui charme ma femme, c’est qu’il répète souvent, Je travaille à me faire un fond. Bon signe pour sa fortune à venir.

Quant à notre Architecte, il est grand, bien pris dans sa taille et d’une belle figure ; il a déjà l’air d’un homme d’importance, et en vérité quelquefois il en impose à sa mère et à moi ; il pérore facilement, sans jamais se démonter : parle avec assurance de ses talents, avec retenue de ceux d’autrui ; il sait tout, connaît tout, ne doute de rien, et vous abat et construit une ville d’un tour de main. On nous assure qu’avec tous ces dons naturels, nous le verrons rouler carrosse : Dieu le veuille !

Pour le Sculpteur, c’est tout autre ; il est le plus petit, le plus fort et le plus brusque de la bande ; mais il est franc comme l’osier : il penche la tête en avant, a les épaules larges, parle peu, travaille et mange beaucoup, et ne nous entretient jamais que d’Apollon, de Gladiateur et d’Antique.

Quand notre boutique est fermée, et que le soir ils sont à souper avec nous, c’est un plaisir de les entendre se chamailler sur toutes les nouveautés. Ces jours derniers, je les mis sur la voie en leur parlant de blanchiment de Notre-Dame. A peine en eus-je ouvert la bouche, que le Peintre jeta feu et flamme, et s’écria : quoi ! pour le plaisir de voir les murs bien badigeonnés, on nous prive des leçons sublimes de le Sueur, de le Brun, de Bourdon, et de tant d’autres ! Leurs Tableaux étaient de trésors où pouvaient journellement puiser tous les Artistes. Mon frère, repartit l’Architecte, point de colère ; il n’est pas décidé que l’on ne les remettra plus : il est vrai que j’ai appris que le projet était de les placer dans les galeries. –Dans les galeries ! et faudra-t-il à chaque fois donner 24 sols pour les aller voir ? qui sait encore si on les y placera ? Va, va, quand une fois ils ne serviront plus de parure, ils seront oubliés dans un coin, ou peut-être vendus : les irons-nous chercher chez l’Etranger ou dans les cabinets ? –Tu m’avoueras pourtant qu’on les gâtait à force de les remonter et descendre, lors des catafalques. –Belle raison ! Posez de bonnes poulies, avec lesquelles, sans risque, vous les hisserez, ou rabaisserez à volonté !- Enfin tu conviendras que les piliers de l’Eglise ainsi dégagés, découvrent l’élégance de ce vaisseau, qui a de la grâce en lui-même. –Je le veux bien ; mais au bout du compte, ce n’est que du gothique : je le pardonnerais pour déployer un beau monument d’Architecture Grecque ; en un mot, à ce marché là, on perd cent pour an. Au reste je soutiens que ces Tableaux, tous de même grandeur et alignés, formaient une riche et superbe décoration, citée comme une des beautés de Paris ; d’ailleurs, quelle bizarrerie de voir dans le chœur des Tableaux placés au premier étage, et dans la nef relégués au second ; qu’en dites-vous, mon père ? –Mon ami, je vois que tu as raison ; mais demande à ton frère le Sculpteur ce qu’il en pense. – Je pense, dit le Sculpteur, en fronçant le sourcil, sans lever la tête, ni perdre un coup de dent, qu’il valait mieux abattre cet énorme S Christophe, à la grosse tête, aux reins cassés et aux courtes jambes. Les Architectes suppriment les Tableaux de la nef, ils ôteront bientôt les Statues des Tuileries : laissez-les faire, allez, ils feront de belles choses. Là, il se tut, et continua de manger avec le Graveur, qui n’est point mêlé de cette querelle, de peur de troubler sa digestion. Comme je vis au propos du Sculpteur, l’œil de l’Architecte s’enflammer, je pris la parole et leur dis, mes enfants, voulez-vous savoir mon sentiment à moi ? le voici : Je ne me connais ni en gothique, ni en décoration ; je vous avoue que je vois toutes ces peintures répandues dans le pourtour de la Cathédrale comme autant de Chapitres de l’Evangiles ou des Actes des Apôtres, écrits dans une langue universelle, pour être entendus par les Fidèles de toutes les Nations. Ces différents traits des Livres Saints, rappelés ensemble à ma mémoire, m’inspiraient la méditation ; voilà ce qui me déterminait à conclure, si j’étais le maître, qu’ils fussent replacés. –Mon père, vos raisons sont dignes de vous ; vous en parlez en Chrétien, pardon si je ne parle qu’en Artiste. Souffrez qu’en vous laissant la plus belle cause à plaider, je suive ma thèse. Oui mon père, tous ces changements me donnent un profond chagrin. La mode en France est une maladie épidémique, qui attaque les meilleurs têtes. On a blanchi la Métropole, et on la condamne sans raison à une nudité extrême, quand on peut la décorer des ornements les plus précieux et qui lui conviennent ; attendez-vous donc à voir toutes les églises, à son exemple, se badigeonner et se dépouiller de leurs Tableaux. La Peinture qui, dans les beaux Palais, n’habite plus guère que les boudoirs pour y folâtrer, avait cru pourvoir se réfugier dans nos Temples et y étaler en sûreté toute sa grandeur et sa magnificence : on la bannit de cet asile sacré ; que va-t-elle devenir ? Eh, que sera-ce encore, si cette fureur de faire retoucher tout et de mettre tout à neuf, ne nous quitte point ? On confiera à des mains téméraires le soin de ranimer les couleurs (les ignorants aiment les couleurs brillantes) des peintures anciennes, malheureusement inhérentes aux monuments et que l’on n’aura pu arracher. On permettra peut-être d’appliquer un enduit criminel sur les plafonds de Versailles, du Palais Royal, sur la coupole des Invalides, du Val-de-Grâce et d’autres : ainsi n’ayant pu égaler nos prédécesseurs, nous nous chargerons, aux yeux de la postérité, de la honte de les avoir dégradés. Eh ! mon père, ceci sera l’époque de la décadence de la peinture en France. A cet endroit, mon Peintre poussa un grand soupir. Mais, mon fils, tu n’y penses pas, lui dis-je. Je t’ai entendu vingt fois te féliciter des soins que notre Souverain et son Ministre prenaient pour encourager les talents. –Cela est vrai. – tu te contredis donc, tu déraisonnes : il est tard ; votre mère s’est endormie à vos propos. Allez vous coucher, mes enfants ; car on crie demain des cotrets à Paris.

Tel est le portrait fidèle d’une de nos soirées ; je vous l’envoie. Mon Peintre a pris la chose trop à cœur, il faut lui pardonner.

On m’a dit que vous étiez de bonnes gens ; comme de bonnes gens à bonnes gens il n’y a que la main, j’espère que vous ne serez pas fâchés de connaître voter serviteur,

Bonnare