1780, n°236, 23 août, Arts Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Je viens de lire, avec surprise, dans votre Feuille de mercredi 16 de ce mois, une lettre de Monsieur mon père le Bonnetier sur le blanchiment de Notre-Dame, dans laquelle, après avoir donné une idée avantageuse de mon esprit et de ma facilité à pérorer, il finit par me faire raisonner comme un benêt ; il y a là une contradiction inconcevable ; le Bonhomme, je vous assure, a pris tout ce qu’il me fait dire sous ses bonnets, ou plutôt je soupçonne mon frère le Peintre d’avoir rédigé la lettre, et de l’avoir tournée à son avantage, le tout pour me faire pièce ; voilà de ces petites singeries dont il nous régale souvent ; il a cru apparemment faire pâmer de rire vos lecteurs aussi aisément que son cher père : quoi qu’il en soit il me suffira, pour lui rabattre le caquet, de rapporter les choses comme elles se sont passées : vous saurez donc, Messieurs, qu’après nous être chamaillés longtemps sur le blanchiment, sur S Christophe, sur les Tableaux, etc nous vînmes à parler de la décoration en général et en particulier de celle des Eglises gothiques ; lors m’apercevant que Mr mes frères battaient la campagne à qui mieux, je pris la parole et sans me laisser démonter par une foule d’objections ineptes dont ils m’accablèrent, je pérorai, comme dit mon père, de la manière suivante, avec ma gravité et ma méthode accoutumées.

“Chaque art, leur dis-je, a ses principes qui lui sont propres et particuliers ; mais il en est de généraux qui s’appliquent à tous également : de ce nombre sont l’unité et la simplicité ; les chefs-d’œuvre en tout genre ont été marqués à ce coin, et sans elles les beaux-arts perdraient tous leurs charmes : le véritable Artiste ne doit jamais les perdre de vue, et ses moindres ouvrages doivent conserver ces précieuses qualités. Si donc un Architecte de goût est chargé de décorer une Eglise gothique, il se gardera bien d’y étaler les richesses de l’architecture grecque ; plus ce style serait pur et relevé, plus sa disparate serait choquante, moins il y aurait d’unité : mais après avoir bien saisi l’esprit et les avantages du genre gothique, il se bornera à en tirer le meilleur parti possible en faisant choix d’une décoration qui se lie avec l’ancienne et le fasse valoir et ressentir davantage.

Or, continuai-je, quel est le caractère distinctif des Eglises gothiques ? C’est, il faut l’avouer, une majesté importante, un air de grandeur qui vient moins de l’étendue et de la capacité réelles de l’édifice que de la disposition et de la liaison harmonieuse de ses parties : c’est une élévation étonnante dont l’impression n’est troublée par aucune faille intermédiaire, et c’est rendue plus sensible encore par des faisceaux de colonnes, qui s’élançant perpendiculairement jusqu’à la naissance de la voûte, se courbent ensuite et se divisent pour en mieux suivre les contours et lier plus étroitement les côtés opposés de l’édifice ; c’est enfin un svelte, une légèreté extrêmes, une multitude de massifs et de percés, qui pouvant se combiner de cent manières différentes, forment un spectacle toujours nouveau, toujours séduisant. Si vous détruisez ce spectacle, si vous bouchez ces percés, si vous interrompez et coupez de quelque manière que ce soit les supports essentiels de l’édifice, vous faites disparaître le principale mérite de ces Eglises, et vous péchez contre les premières règles du goût et de la raison.

Telle est précisément la faute qui a été commise à Notre-Dame lorsqu’on s’est avisé d’y placer des tableaux ; ils étaient, à la vérité, comme vous le disiez, très bien, mon cherfrère, ils étaient tous de la même grandeur et parfaitement alignés, mais ils obscurcissaient les bas côtés et les faisaient paraître écrasés ; dans la croisée, ils étaient entassés, accrochés sans rime ni raison ; partout en un mot leur inclinaison détruisait le portement de fond, qualité indispensable dans tout édifice ; la décoration était précieuse, il est vrai, mais elle était déplacée ; on a donc fait judicieusement de la supprimer.

Au reste, cette suppression peut s’opérer sans priver le Public et les Artistes des Leçons sublimes de Sueur, le Brun, Bourdon, etc. Le Chapitre, toujours noble, et désintéressé, trouvera aisément des moyens de leur en conserver la jouissance ; il peut en effet faire un choix des plus parfaits d’entre ces chefs-d’œuvre et prier Sa Majesté de les accepter, pour orner ce Muséum que la Nation attend avec tant d’impatience ; les autres peuvent trouver leur place, soit dans les Chapelles de la Cathédrale qui pourraient en manquer, soit encore dans les galeries hautes, et cela sans nuire à la bourse de qui que ce soit, parce qu’il est aisé d’ouvrir ces galeries au Public comme le reste de l’église tous les jours de l’année, à l’exception cependant des grandes fêtes, dans lesquelles le Loueur de chaises pourrait percevoir les droits accoutumés.

Quant aux autres décorations modernes dont on a cru embellir cette Cathédrale, vous devez bien penser que je ne les trouve ni moins postiches, ni moins déplacées ; dans le chœur surtout, le système d’Architecture a été absolument dénaturé ; en vain l’Architecte s’était-il efforcé de réunir dans cette partie les effets les plus piquants, en vain par la disposition des colonnes des bas côtés, et surtout du rond point, était-il parvenu à produire des effets sans cesse variés par le jeu et l’opposition des ombres et des lumières ; tout ce brillant spectacle a disparu, une énorme cloison bien chargée de sculpture, s’est élevée entre le chœur et les bas côtés, et dans les parties où il n’a pas été possible de la continuer, on lui a substitué des grilles très ferrées, très épaisses, armées en dehors des pointes ; on a commis un porte-à-faux, en faisant porter la partie supérieure du chœur sur les bordures de tableaux, ou plutôt, pour employer les propres termes de mon très cher père, sur des Chapitres de l’Evangiles ou des Actes des Apôtres ; enfin cette partie de l’église qui par sa destination devrait être la plus accessible, la plus ouverte, et annoncer par l’éclat de sa lumière le sanctuaire auguste de la Divinité, est sans contredit la plus embarrassée, la plus obstruée, et d’une telle obscurité, que du côté de la sacristie on n’y voit point assez pour lire.

Je pourrais encore, en m’étendant davantage sur la décoration du jubé et des deux autels dont il est flanqué, vous démontrer qu’il est difficile de trouver quelque chose de plus pauvre, de plus mesquin, de plus incohérent, de plus Gothique même, et que jamais l’effet n’en a été plus choquant que dans ce moment, où la blancheur éclatante du reste de l’église fait paraître toute cette partie d’une discordance parfaite.

Mais comme il y a peu d’apparence qu’on se détermine sitôt à sacrifier des décorations dont presque le seul mérite est d’avoir coûté des sommes énormes, il faut attendre avec résignation le moment où, vainqueur des préjugés et de toutes considérations particulières, le goût du vrai, du naturel, du simple renversera ces riches colifichets, monuments d’un goût dépravé ; c’est l’Eglise de Paris qui a donné le ton à celles de Province pour ces sortes de décorations, c’est à elle à leur donner l’exemple généreux de la réforme.

Tel est à peu près le précis de mon raisonnement. Le Peintre resta sans réplique, et son silence annonça clairement sa défaite ; mais son petit amour-propre piqué, lui inspira vraisemblablement l’idée de la lettre où il rend un compte si infidèle de notre conversation ; j’espère, Messieurs, qu’il ne tardera pas à s’en repentir, et que vous voudrez bien en insérant cette lettre, servir un peu ma vengeance et mettre fin à son petit triomphe.

J’ai l’honneur d’être, etc Bonnare fils, Architecte.