1780, n°248, 4 septembre, Arts, Aux auteurs du journal,

Messieurs,

Après vous avoir écrit ma lette de remerciement, j’ai lu dans votre Feuille du 19 de ce mois, une réponse à ma première ; on n’y moque, ce me semble, un peu de moi sur le terme de blanchiment. Le mot de blanchissage m’était bien venu à l’idée, mais je n’ai pas osé m’en servir ; au reste je passe condamnation. J’avais d’abord envie de répondre d’après moi-même : par réflexion, n’étant point foncier dans ces matières, j’ai craint de lâcher quelques sottises. J’ai donc pris le parti, sans avertir mes enfants de ce qui se passe dans votre Journal, de remettre l’affaire sur le tapis. C’est leur conversation et la mienne que je vous adresse en réponse.

Eh bien, mes enfants, leur ai-je dit l’un de ces soirs, vous de ne me parlez plus de Notre-Dame ; remettra-t-on les tableaux, ou ne les remettra-t-on pas ? Qui peut savoir cela ? dit le Peintre de mauvaise humeur. –Moi, mes enfants ! – Vous ! –Oui : moi. Voici le fait. Depuis notre dernier entretien, j’ai été aux écoutes, je me suis informé, enfin j’ai rencontré un ami de l’Architecte du Chapitre, qui m’en a donné des nouvelles. Rassurez-vous: on ne privera pas le public de ces chef-d’œuvres. –Tant mieux, se sont écriés tous d’une voix, le Peintre, le Sculpteur et le Graveur. –Ce qu’a fait le Chapitre, ai-je continué, depuis plusieurs années pour la Métropole, le marbre dont on a pavé l’Eglise entière, la superbe menuiserie des trois portes de face intérieure, l’élégance des deux tambours de la croisée, la reconstruction du trésor, la décoration de plusieurs Chapelles, et tant d’autres embellissements, sont garants du bon goût qui dirige Messieurs de Notre-Dame. –Mais, mon père, dit le Peintre, avez-vous jamais entendu blâmer par qui que ce soit, ni par moi, ces nouveaux embellissements ? Ai-je même trouvé à redire au reblanchiment de l’Eglise ? Si nous mettons tant de recherche dans nos appartements, à plus forte raison, devons-nous nous entretenir une propreté décente dans nos Temples. Il est vrai que la Métropole étant bâtie de pierre et non de craie, j’aurais désiré que l’on eût redonné son ton naturel et primitif. Ce ton, plus doux à l’œil par lui-même, n’eut point impitoyablement noirci, ce qui est anciennement décoré. Cette faute jettera peut-être le Chapitre dans plus de dépense qu’il ne voudrait ; mais il n’y a point de remède. Je sais bien ceux qui s’en consoleront le plutôt. Heureusement mon architecte n’était pas encore de retour au logis ; car ce mot eut excité sans doute une querelle un peu trop vive. Cependant il en avait assez entendu en rentrant, pour se douter que nous parlions de Notre-Dame et pour prendre ainsi parole: -Mes frères, vous battez la campagne ; vous n’avez qu’une foule d’objections ineptes, dont vous m’accablez. Ecoutez-moi et taisez-vous.

Chaque Art a ses principes qui lui sont particuliers ; mais il en a de généraux, qui s’appliquent à tous également ; de ce nombre sont l’unité et la simplicité. Le véritable Artiste ne doit jamais perdre de vue, et ses moindres ouvrages doivent conserver ces précieuses qualités. –Avocat, passons au déluge, dit le Peintre. (c’est le seul qui ait tenu tête et nous savons cela depuis longtemps. –Laissez mois donc parler, mon frère. Si donc un Architecte de goût est chargé de décorer une Eglise gothique, il n’y étalera pas les richesses de l’Architecture Grecque ; plus ce style serait pur et relevé, plus sa disparate serait choquante, moins il y aurait d’unité. Après avoir saisi l’esprit et les avantages du gothique, il en tirera le meilleur parti possible, en choisissant une décoration qui se lie à l’ancienne et la fasse valoir. –Qui te conteste tout cela ? qui n’a point approuvé, par exemple, la manière adroite dont on a raccordé nouvellement la principale porte de Notre-dame, avec la décoration extérieure ? et qu’a de commun l’art de se lier au Gothique avec la soustraction des Tableaux de la nef ? –Attendez, vous ne savez pas où j’en veux venir : Or donc quel est le caractère distinctif des Eglises Gothiques ? C’est une majesté imposante, un air de grandeur qui vient moins de l’étendue et de la capacité de l’édifice, que de la disposition et de la liaison harmonieuse de ses parties, une élévation étonnante, un svelte, une légèreté extrême, une multitude de massifs et de percés, formant un spectacle toujours nouveau et toujours séduisant. – La période est belle et longue. Mais si ces brillants avantages forment le caractère distinctifs du Gothique, que reste-t-il donc à cette pauvre Architecture Grecque tant estimée, et dont le style, de ton aveu même, est plus pur et plus relevé ? En vérité, mon cher frère, tu bats toi-même la campagne. Ainsi donc S Pierre de Rome, du double plus haut et plus vaste que Notre-Dame, pour avoir le malheur de n’être point bâti par les Goths, n’a, selon toi, ni majesté, ni grandeur, ni élévation. – Vous m’arrêtez et me faites perdre le fil de mes discours : ah ! j’y suis. Si, dis-je, vous bouchez ces percés, si vous interrompez les supports de l’édifice, vous faites disparaître le principal mérite de ces Eglises. C’est la faute commise à Notre-Dame, quand on s’est avisé d’y mettre des Tableaux ; ils étaient à la vérité de même grandeur et tous alignés, mais ils obscurcissaient les bas-côtés. – Quel dommage ! –Dans la croisée ils étaient entassés, accrochés sans rime ni raison ; leur inclination détruisait le portement de fond, la décoration était précieuse, mais déplacée ; on a donc fait judicieusement de la supprimer. – Belle conclusion et digne de l’exorde ! –Peut-on n’être pas dans l’admiration, l’enchantement, et l’extase à cet aspect nouveau de piliers blancs comme neige, unis par une ogive ? Est-il rien de plus sublime, de plus intéressant, et même de plus pathétique, que ce développement que nous ne connaissons pas ? Se peut-il que nous ayons été si longtemps privés d’une si belle vue ? Heureux Goths, vous en avez joui pendant nombre de siècles et c’est sous le règne de Louis le Grand, que nos aïeux imbéciles, peu touchés de cette rangée de piliers arrondis, ont osé dérober le ravissant spectacle, par des Tableaux pleins d’expression, tous variés entre eux et exécutés par les plus habiles Maîtres ! Grâce au ciel ! les ténèbres sont dissipés et la lumière a brillé sur nos têtes. Fuyez, chef-d’œuvres, vous n’êtes dans la maison du Seigneur qu’une surcharge étrangère. –Courage, mon frère ; pendant que tu es en train, que ne vas-tu conseiller au Chapitre de dégarnir aussi le chœur de ses tableaux et de tous les ornements dont… -Oui, j’irai, n’en doutez pas, et je dirais au Chapitre assemblé, Messieurs, les décorations modernes dont vous avez cru embellir la Cathédrale, sont postiches et déplacées, Dans le chœur surtout l’Architecture est absolument dénaturée. Arrangez-moi cette énorme cloison, surchargée de peintures et de sculptures. Déracinez-moi du rond point de ces grilles très épaisses, très serrées et armées de pointes. N’avez-vous pas de honte de souffrir que cette partie de l’Eglise, qui par sa destination devrait être la plus accessible et la plus ouverte, et annoncer, par l’éclat de sa lumière, le sanctuaire auguste de la Divinité, soit la plus embarrassée, la plus obstruée et la plus couverte de ténèbres ? Abattez-moi du même coup ce jubé et les deux autels dont il est flanqué. Rien n’est plus pauvre, plus mesquin, plus incohérent ni plus gothique même. Attendrez-vous que, vainqueur des préjugés, le goût du vrai, du naturel et du simple, viennent lentement renverser ces colifichets ? Si l’Eglise de Paris a donné le ton à celles de Province de ces sortes de décorations, c’est à elle, la hache à la main, d’en faire un éclatant désaveu et de donner l’exemple généreux de la réforme.

Comme je m’aperçois que ma Lettre est longue, demain je vous dirai comment s’est terminé notre conversation et notre soirée.

Votre serviteur, Bonnare père

Ce 25 août.