1780, n°249, 5 septembre, Arts, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

J’ai laissé hier mon Architecte, croyant dans son enthousiaste, parler au Chapitre de Notre-Dame, avec tout l’empressement d’un Acteur de théâtre. En effet, là mon Architecte essoufflé perdit la voix : une toux horrible le prit, et il se leva de la table et se retira dans sa chambre voisine, où sa mère et les deux frères le Sculpteur et le Graveur, à force de frapper sur les épaules et de lui faire avaler de gorgées d’eau, parvinrent enfin à apaiser la convulsion, qu fut longue et violente. Le peintre, seul resté avec moi, continua ainsi la conversation. Mon père, je ne mettrai plus l’Architecte sur cet article, vous voyez qu’il devient furieux et que la Gothimanie a brouillé sa cervelle. Si le Chapitre de Notre-Dame, d’après l’avis de mon frère, ayant supprimé les tableaux de la Nef, enlevait encore ceux du Chœur, et abattait le jubé et les chapelles de la Vierge et de St Denis, pour obtenir le développement complet de ce vaisseau gothique, en quoi cette Métropole, renommée entre toutes pour sa noble magnificence et pour la beauté et le nombre de ses tableaux, différerait-elle des autres ? de quel œil la Flandre et l’Italie, fières des trésors en Peinture dont leurs Eglises sont remplies, trésors qui accroissent les richesses numéraires du pays par l’affluence journalière des Etrangers, de quel œil, dis-je, verront-elles dans la Capitale de France, séjour des Arts, la Cathédrale rejeter, comme ornements étrangers et superflus, ce qui faisait sa parure la plus convenable, la plus estimée et la plus rare ? et pourquoi ? pour dégager, par le haut, les lourds soutiens de cette église, et pour ne pas interrompre par les couleurs vigoureuses des tableaux, le beau blanc dont elle vient d’être récemment induite ? c’est comme, si pouvant écrire ou dessiner de très belles choses sur un papier, on n’osait point y tracer des lignes, dans la crainte d’en altérer l’extrême blancheur. Mon frère blâme le mauvais ordre des tableau et leur inclinaison, qui détruisait le portement de fond. Ne peut-on pas les ranger avec plus de goût, et les redresser comme ceux du Chœur ? le jour vient d’assez haut, pour ne point y produire du luisant. Il faudrait peut-être faire mieux encore, il faudrait les attacher à demeure, et obtenir du Roi, qu’ils ne fussent point déplacés lors des Catafalques. Hélas ! n’y aurait-il pas moyen d’exécuter ces dispendieux Catafalques avec autant de noblesse et moins de frais ? mais passons. Les tableaux de la Nef et du Chœur donnent de l’obscurité dans les bas côtés, tant mieux, le jour dans le Chœur et dans la Nef en devient plus piquant. Mon frère prétend que le Sanctuaire doit être le lieu le plus accessible et le plus ouvert. Où a-t-il puisé cette idée là ? dans tous les temps, dans toutes les religions, le Sanctuaire a toujours été couvert et environné de voiles. Comment a-t-il pu dire, par exemple, que le Chœur de Notre-Dame n’annonce point, par l’éclat de sa lumière, la demeure auguste de la Divinité ? Il n’y a peut-être pas dans le monde aucune Eglise où le jour y soit plus brillant et mieux ménagé, grâce à l’obscurité portée sur les bas côtés : oui, je le répète, cette obscurité donne au lieu le caractère qui lui convient, elle inspire recueillement et pénètre l’âme d’un saint respect. Sans parler de cette impression dont on ne peut se défendre, que on frère n’a-t-il l’œil d’un Peintre ! il verrait que le charme du clair-obscur y est porté au plus haut point, par l’heureuse distribution des masses de lumière et d’ombre ; ce n’est point cette foule de piliers robustes qu’il faut admirer dans ce vaisseau, c’est l’art avec lequel il est éclairé, art que l’on paraît avoir méconnu depuis ; c’est l’ingénieuse invention de ses galeries supérieures. Quel spectacle édifiant dans les grandes solennités, de voir et d’entendre dans le bas te dans le haut du temple la foule des fidèles rassemblée, chanter les louanges de Dieu ! quelle noble idée ! heureux, si nos Architectes modernes eussent voulu l’adapter aux ordres Grecs, dans les grandes Eglises, comme ils l’ont imite en petit dans la Chapelle de Versailles ! Je sens que je m’écarte, revenons. On placera, dit-on, quelques-uns des tableaux dans les Galeries du Chœur, et les plus beaux seront offerts au Roi pour son Muséum ; je demande si les élèves pourront les y aller consulter à toute heure et à tous moments : j’en doute fort. Ah ! que voulez-vous que je vous dise, mon père ; le règne de la Peinture est passé ! l’exemple que donne aujourd’hui l’Eglise de Paris, sera suivi par toutes les autres ; elles vont vendre ou reléguer leurs tableaux dans des coins, comme vieux meubles hors de mode, par conséquent elles se garderont bien d’en commander de nouveaux à des Artistes vivants. Ainsi, tandis que le Roi et le Ministre des Arts s’efforcent, par les encouragements et les récompenses, de multiplier les excellents peintres, les Architectes travaillent à faire expirer la Peinture faute d’aliments, c’est-à-dire faute d’occasions à déployer les grands talents. Ils ont déjà retranché la grande peinture de la décoration des palais, où ils ne font plus exécuter que des arabesques dont il raffolent, et ils en bannissent actuellement des Eglises, comme faisant tache. Ceux qui, dans le siècle précédant, ont bâti les Invalides, la Colonnade du Louvre, la Porte S Denis, et d’autres monuments de la gloire du règne de Louis XIV, emploient la peinture historique dans la décoration des Palais et des Temples ; les Architectes de ce temps-là avaient-ils moins de talents et de goût que ceux du nôtre ! Si je gémis, ce n’est point sur moi : votre bonne conduite mon père, a mis vos enfants à l’abri de l’indigence ; je gémis de la perte de ce bel Art dans ma patrie, et sur le sort de mes amis qui le cultivent avec plus de talents et moins de fortune que moi.

Nous en étions là, quand l’Architecte, sa mère et ses frères revinrent dans la salle à manger. Je fis signe au peintre de se taire, et je dis à tout le monde de s’aller coucher.

PS Comme j’allais fermer ma Lettre, j’ai eu la douleur de lire dans votre Journal celle de mon fils Architecte, Elle est confirmative de la mienne, et prouve malheureusement ce que je vous ai dit, qu’il parlait de ses talents avec assurance, et avec retenue de ceux d’autrui ; il croit que le Peintre est resté sans réplique, parce que sa convulsion l’a empêché d’entendre ce qui s’est dit entre nous deux. Le ton leste avec lequel il parle de moi, est ce qui m’afflige le plus. En bon père pourtant je veux dissimuler, puisque je le puis, et l’offense et mon chagrin. Je rejette tout sur sa fureur pour le Gothique, qui lui a timbré le cerveau. Depuis ce dernier entretien, pour ne pas redoubler son mal et ne point troubler la paix dans ma maison, j’ai ordonné sur Notre-Dame le plus absolu silence.

Le 26 Août, Bonnare père.