Lettres signées par Renou

1779, n°74, lundi 15 mars, Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

J’ai lu avec plaisir dans votre N° du 7 mars la Lettre de M Millon, en interprétation de sa première relativement aux Arts. J’étais bien étonné qu’un homme, qui vit honorablement à Paris, et dans le dix-huitième siècle, en fût encore à connaître la différence de l’Artiste à l’Ouvrier. Je me doutais que cette apostrophe inattendue venait de quelque méprise ou de quelque distinction. Je vois que je ne m’étais pas trompé ; cependant cette attaque m’avait provoqué au combat, j’avais sur le champ jeté quelques réflexions sur papier et je me proposais de les adresser à M Millon. Aujourd’hui, qu’il convient de la ligne de séparation, qui existe réellement entre les Arts mécaniques et les Arts libéraux, je profite de la circonstance pour vous prier d’insérer ces mêmes réflexions dans votre journal : peut-être pourront-elles répandre quelque lumière sur une vérité, plus sentie qu’approfondie par les admirateurs même des talents.

L’Ouvrier est celui qui, ayant rompu et façonné journellement sa main à l’exercice d’un métier, dont les différentes opérations ont un cercle limité, fait aujourd’hui ce qu’il a fait hier ce qu’il fera demain : toujours occupé à exécuter et nullement à créer, toute son ambition se borne à acquérir de plus en plus dans son travail de la précision et de la prestesse ; cela seul le distingue de ses pareils.

L’Artiste au contraire, qui est obligé par la nature de son Art, de se servir de sa main, pour mettre au jour les productions de son génie, tel que le Peintre et le Sculpteur, est blâmé de se répéter lui-même, il doit se varier à l’infini, et il ne lui est pas permis de marcher servilement sur les pas de ses Contemporains, ou de ceux qui l’ont précédé dans la même carrière ; enfin les ouvrages doivent être marqués au coin distinctif de son génie particulier, pour obtenir l’estime générale. La main n’est pour lui qu’un instrument et les matières qu’il emploie, des moyens de rendre ses idées, de les imprimer dans l’imagination de ses Spectateurs ; en un mot, le pinceau et le ciseau sont pour le Peintre et le Sculpteur, ce qu’est la plume pour le Poète et les touches du clavecin sous les doigts du Musicien compositeur. Quand l’âme de l’Artiste n’éprouve rien, sa main ne sait plus agir, ou agit mal ; son âme vient-elle à s’enflammer, sa main, comme une esclave fidèle, lui obéit ponctuellement : Jouvenet, paralysé de la main droite, ayant conservé toute sa tête, et par conséquent tout son talent, veut peindre ; aussitôt, sa main gauche, qui n’avait jamais travaillé, se soumet à sa volonté et exécuta le beau tableau du Magnificat, que l’on admire dans le chœur de Notre-Dame. Ce fait, connu de tout le monde, est victorieux pour la cause que je plaide : on m’objectera sans doute, mais si la main est pour si peu dans les ouvrages des Peintres et des Sculpteurs, pourquoi consument-ils tant d’années à pratiquer manuellement avant de produire des choses parfaitement belles ? On est encore dans l’erreur à cet égard : ce n’est point la main, c’est la tête qui souvent ne s’organise pour l’Art (si l’on peut parler ainsi) qu’avec lenteur, les yeux ne s’ouvrent que par degré sur le vrai beau, et un goût et un sentiment exquis sont les fruits tardifs de longues méditations. Ainsi, avant que le talent dans un Artiste ait acquis sa croissance entière et sa pleine maturité, il ne sort de sa main, à qui les ordres sont mal données, que des productions médiocres. Que la main, je le répète encore, soit bien commandée, elle fera éclore des merveilles, à moins qu’elles ne soit vacillante de faiblesse, ou engourdie par l’âge ; alors la tête ne doit pas exiger d’elle plus de service que d’une vieux domestique, et il est prudent de la laisser reposer. Tristes inconvénients de la Peinture et de la Sculpture, auxquels n’est point sujette l’heureuse poésie ! mais celui-ci, loin de s’enorgueillir, doit plaindre ses sœurs de ne pouvoir donner l’essor à leur génie. Qu’à l’aide d’une esclave, qui leur manque souvent de besoin.

J’avoue que l’on peut me dire encore : d’après ce que vous venez d’avancer, nous comprenons que, de ce qui sort de la main des hommes, telle chose appartient aux Arts Mécaniques, et telle autre aux Arts Libéraux. Mais à quel signe reconnaîtrons-nous ce qui est purement dû à l’adresse de la main exercée, et ce qui, par l’opération de la main, est une émanation du génie ? Alors je répondrai : interrogez vos propres sensations.

Lorsque l’on vous présente une pièce de Marqueterie assemblée avec la plus grande délicatesse, un morceau de Serrurerie, ou l’artifice de l’ouvrier a donné au fer l’apparence de la souplesse et de la flexibilité, un Bijou fini à la loupe, ou enfin tout autre objet de même espèce, que vous dit votre esprit ou votre sentiment ? Rien, sans doute : à ce signe reconnaissez que ce que l’on vous présente est dans la classe des Arts mécaniques. Nous sommes pourtant obligés, m’avouerez-vous, de louer la main qui a vaincu tant de difficultés : vous avez raison, c’est elle aussi qui mérite des éloges. Mais ensuite venez voir une statue de la beauté sous le nom de Vénus, un Hercule, symbole de la force, un Jupiter tonnant, emblème de la puissance et de la majesté ; ne vous sentez-vous pas doucement attiré vers celle-ci, étonné de celui-là et rempli de respect devant le maître des dieux ? Contemplez le tableau du déluge universel, de la mort de Germanicus, de Porus, prisonnier et amené devant Alexandre, et tant d’autres, qu’il serait trop long de citer. Ici vous ne pouvez vous défendre d’une sombre horreur à l’aspect de quelques hommes qui luttent encore contre les flots dans la solitude immense de l’univers ; là vous pleurerez avec toute sa famille et le peuple Romain, la mort prématurée de ce grand Capitaine, et plus loin vous admirerez le courage de l’Illustre Rival du Vainqueur de Darius. Ne conversez-vous pas, sans vous en apercevoir, avec les Acteurs de la scène qui se passe devant vous et que l’Artiste vous a développée ? Votre Esprit ne va-t-il pas interroger l’esprit de l’Auteur ? Votre sentiment n’entre-t-il pas en société et en communication avec le sien ? A ces marques reconnaissez les productions des Arts libéraux ; comme ces productions sont des enfants du génie, elles ont été de tous les temps assimilées à celles des Poètes et des Savants. François Premier, l’ami et le protecteur des Lettres et des Sciences, a reçu le dernier soupir de Léonard de Vinci. Louis XIV, entouré de tant de grands hommes en tout genre, a honoré le Brun de la plus haute faveur. Les Artistes habiles ont donc l’avantage de jouir de leur vivant de la considération publique, et quand ils ne sont plus, l’équitable postérité qui, dépouillant les hommes de tous leurs titres, ne connaît que ceux qui ont laissé des monuments de leur passage sur ce globe, par des ouvrages immortels, fait asseoir indistinctement les Praxiteles, les Zeuxis, les Apelle et les Phidias à côté des Homère, des Virgile, des Démosthène, des Descartes, des Bossuet, des Fénelon, des Corneille et des Montesquieu. C’est à titre de génies créateurs, que les grands Artistes prennent place avec les Poètes, les Orateurs, et les Savants : or les génies créateurs sont, excepté ceux qui placés aux plus hauts rangs ont fait et font par leurs sublimes vertus le bonheur de l’humanité, l’espèce la plus rare parmi les hommes. Aussi l’estime de leurs Contemporains et le respect des races futures, sont-ils le fruit et l’honorable récompense de leurs travaux.

Pardon, Messieurs, ma lettre est longue, mais le sujet m’a entraîné malgré moi.

J’ai l’honneur d’être, etc

Renou, Secret. De l’Acad R de Peinture et de Sculpture

Paris, ce 12 mars 1779