1779, n°96, mardi 6 avril, Réponse de M Renou à la Lettre de MC** du 2 du mois.

Monsieur,

Vous n’avez, je le vois à votre ton honnête, aucune envie de vous contredire, mais vous avez au dessein de vous amuser. Vous paraissez trop instruit, pour n’avoir pas saisi le sens de ma lettre sur les Arts libéraux et les Arts mécaniques. Cependant, puisqu’il vous plait de l’exiger, je vais vous tirer d’embarras et de perplexité.

Vous devez vous souvenir que j’ai mis sous la même ligne les Génies créateurs en tout genre. Ainsi celui qui, dans le mécanique, a trouvé le secret de simplifier les moyens, de diminuer les frottements, et par là de prolonger la durée de la machine qu’il a inventée et dont l’utilité est reconnue, est un homme de génie. Je ne le mets points dans la classe des ouvriers, mais j’y range ceux qui travaillent sous la dictée ou d’après lui. Le nom d’Archimède, auteur de l’admirable invention du cri qui soulève à si peu de frais de si lourds fardeaux, est parvenu avec gloire jusqu’à nous ; tandis que ceux qui ont exécuté ou exécuteront ce qu’il a trouvé, n’ont aucun droit à l’immortalité. Un Horloger qui s’écartant des routes tracées avant lui, se frayerait un chemin nouveau, et portrait au plus haut degré de perfection les combinaisons et la régularité des mouvements, me semble mérites l’admission à l’Académie de Sciences, qui est jugé de ses travaux. Je ne lui donnerai point le nom d’Artiste, mais de Savant. Sans fixer aucune préséance entre les Sciences et les Arts, le nom d’Artiste n’est proprement dû qu’à ceux qui professent les Arts, dont le goût, le sentiment et les grâces sont la base ; et le titre de Savant appartient à ceux dont les productions, se sont appuyées sur des calculs, et les plus hautes connaissances.

Revenons au scrupule que avec de traiter Van-Husem d’ouvrier. Cette délicatte est très bien placée. Vous prétendez cependant qu’un “tableau de fleurs et de fruits, ou d’autres objets inanimés groupés ensemble, ne parlent ni à votre esprit, ni à votre sentiment”. Vous êtes-vous bien interrogé vous-même ? un tableau composé d’objets que l’on appelle, en terme d’art, “nature morte”, ne parle pas, je le crois, à votre sentiment, parce que les êtres animés ont seuls le privilège, par leur représentation même de se communiquer à l’âme. Mais vous vous êtes mépris, quand vous croyez que la parfaite imitation des objets inanimés ne dit rien à l’esprit, j’espère vous prouver qu’il s’en occupe et s’en amuse.

La Peinture étant un Art d’imitation, tout ce que nous offre l’Univers est son domaine. Un Peintre épris de la riche et brillante variété des fleurs, les groupes ensemble, en assortit les nuances, et les éclaire à leur avantage, pour former aux yeux un concert harmonieux de couleurs. Sa gerbe de fleurs arrangée, il prend ses pinceaux, et avec des matières extraites des minéraux et des végétaux, dont sa palette est chargée, il devient le rival de la Nature. Par l’artifice de la lumière et de l’ombre bien opposée l’un à l’autre, il fait saillir (sur une superficie plate) un lys et une anémone, ou enfoncer une tulipe et un pavot : enfin il va jusqu’à vous inviter à y porter la main. Croyez-vous que la tête n’as point présidé à on travail. Votre esprit ne s’occupe-t-il point de la comparaison de l’objet imité à l’objet naturel ? Soyez de bonne foi, en voyant une rose peinte par Van Husem, encore humide, (pour parler en poète) des pleurs de l’Aurore, n’êtes-vous pas tenté d’aller cueillir une rose dans votre parterre, pour être juge entre la Nature et l’Art. Convenez donc que votre esprit se complait à la vue d’un tableau de ce genre, comme à une musique qui imiterait une tempête, le murmure de eaux, ou un bruit de cette espèce. Votre esprit s’étudie dans tous les deux à saisir les traits frappants de ressemblance, et cette étude le divertit et l’occupe. Vous pouvez être plus touché de la Musique et de la Peinture, qui exprimant les grandes passions, agitent et remuent votre âme, je le crois ; vous pouvez même placer avec justice cette Peinture et cette Musique au premier rang ; mais vous êtes forcé de convenir que les peintres et les Musiciens imitateurs sont de vrais Artistes. Si les Grecs, ce peuples sensible, à qui rien de ce qui tenait aux grâces et au goût, n’était indifférent, ont porté jusqu’à nous le nom de Glycère, dont le seul mérite était d’arranger avec goût les guirlandes de fleurs qu’elle vendait dans les rues d’Athènes. Quelle estime doit on à celui qui après les avoir groupés avec autant d’art, les a peints à nous tromper ?

Vous aviez sûrement prévu ma réponse ; mais vous avez voulu m’exciter à discourir. Je l’ai fait par politesse ; mais permettez-moi de terminer là toutes discussions sur cet objet, et de vous dire en Artiste et comme la fourmi de la Fable,

Mon armoire ni mon grenier,

Ne s’emplissent à babiller.

J’ai l’honneur d’être, etc