1785, n°190, 9 juillet, Arts, Aux Auteurs du journal,

Messieurs,

Voulez-vous bien m’accorder une place dans votre Journal, pour me battre en champ-clos, comme Chevalier des femmes Artistes, contre un Champion, qui, baissant sa visière, les a traitées un peu discourtoisement dans un autre Journal, en parlant de la place Dauphine, ou nombre de demoiselles, ont, cette année, exposé leurs ouvrages.

L’Auteur, emporté par un zèle outré, mais estimable quant au motif, saisit cette occasion de crier à l’indécence et à la dépravation des mœurs ; il tonne contre les parents imprudents et coupables, qui permettent à leurs filles de manier le pinceau, e il tonne même avec les foudres de la Religion. Je n’ai point d’égide à opposer à ces armes sacrées ; je les révère comme lui. Je le supplie seulement d’écouter de sang froid ma défense. Je n’éclairerai du flambeau de la raison, et je m’appuierai sur des faits.

Le sévère Critique se fait d’abord cette question : il demande s’il est du bonheur public et du bonheur particulier, que des parents fassent inhumainement renoncer leurs filles aux occupations et à l’esprit de ménage, pour en faire des Peintres, et si d’ailleurs elles seront assez constamment robustes, pour suivre les travaux de la profession de la Peinture.

J’espère prouver par des exemples, qu’une fille à qui l’on fait aimer le travail par l’exercice d’un talent agréable, loin de perdre l’esprit et le goût inné des occupations du ménage, en chérit d’autant plus la retraite, se guérit de la frivolité ordinaire à son sexe, et surtout de l’oisiveté de l’esprit, source de tous les vices ; car, il en faut convenir, les travaux des femmes, en occupant leurs doigts, laissent un grand vide dans leur imagination. Je ne sais pas non plus s’il faudra entasser beaucoup de raisons pour prouver que ce n’est point dénaturer les femmes, que de leur faire apprendre à peindre. Il ne faut pas, ce me semble, être plus robuste pour tenir le pinceau que l’aiguille ; car des femmes d’une complexion très délicate en ont souvent soutenu les travaux jusque dans un âge très avancé. Mlle Basseporte, du Jardin du Roi, a passé quatre-vingt ans, et a presque travaillé jusqu’aux derniers moments de sa vie ; Mlle Rosalba en eut fait autant, si elle n’eût point perdu la vue, perte qu’elle n’a point due à son art, mais à son grand âge.

Revenons à l’arme avec laquelle notre Rigoriste se croit invincible, et qui en effet paraît la plus redoutable. Les règles de la décence, dit-il, seront-elles respectées par des personnes de son sexe, dont les yeux sans pudeur auront été accoutumés à voir tous les jours un homme complètement nu ? Celui qui se revêt de l’armure de la Religion aurait pu ne pas offrir cette image à ses Lecteurs , ou il aurait dû se faire mieux informer. Il n’est pas vrai, que dans nos Ecoles, l’homme, que d’autres hommes dessinent soit complètement nu ; c’est un hommage que l’on a le soin de rendre à la pudeur publique. Or, pourquoi notre Censeur va-t-il présumer, que la même précaution n’a pas lieu vis-à-vis des personnes de son sexe, lorsque par amour de leur Art, elles se croient obligées de recourir, dans le particulier, à l’étude du naturel ? C’est d’ailleurs bien peu connaître le cœur humain, que de croire que la satiété de la vue soit un aiguillon pour les sens. Le fameux Législateur, qui faisait combattre tout nus les jeunes garons et les jeunes filles, pour éteindre le feu des grandes passions, pendait bien autrement, et il avait raison. Ceux qui ne sont pas initiés dans nos Arts, ignorent que la nécessité de consulter la nature dévoilée, loin d’être une volupté, est le plus souvent un dégoût attaché à notre état. Que l’on interroge les Médecins, les Chirurgiens et ces filles chastes consacrées à soulager l’humanité souffrante, on verra que leur réponse sera la même. Je supplie donc notre sévère Antagoniste de ne pas croire aussi légèrement à son imagination enflammée, et de ne point dénoncer si affirmativement au Public la corruption des Mœurs de toutes les femmes Peintres. Celles dont j’ai parlé ci-dessus, et de plus Mlles Boullogne, Mlles Loir et beaucoup d’autres, ont joui de la meilleure renommée ; et je citerai en dernier lieu une de nos Académiciennes, dont la perte excite encore les regrets de ceux qui l’ont connue, de ses enfants et de son mari, Artiste célèbre lui-même : je veux parler de Mme Roslin, femme aussi vertueuse, mère aussi tendre et aussi surveillante qu’elle était bon Peintre. Pour épargner leur modestie, je ne citerai point les Virtuoses femelles que nous possédons, dont le nom seul confondrait leur détracteur : mais j’en connais plusieurs, et une entre autres, qui, n’étant pas de ce premier ordre, nourrit, des fruits de son art, son père, sa mère et un mari dont les ressources sont bornées. Que notre Aristarque aille crier aux oreilles de ses parents qu’ils ont dénaturé le cœur de leur fille et déprave les mœurs, le croiraient-ils ? Combien d’autres Demoiselles, pleines de candeur et de vertu, trouvent encore dans le burin de quoi soutenir leur famille ? Pourquoi donc ôter, par des déclamations vagues, à ce sexe déjà dépourvu de tous les moyens pour subsister, la ressource que leur présente un talent honnête ? Voilà ce que répondront avec moi les gens sensés. Mais, me dira encore notre adversaire, convenez qu’il y a des abus. Eh ! où il n’y a-t-il pas ? N’abusez pas vous-même du manteau de la décence publique pour lancer les flèches acérées de la malignité ? Répondez-moi de bonne foi : votre conscience est-elle bien nette sur toutes les expressions insérées dans votre lettre ? Mais ne chicanons pas sur les mots ; avouez-vous vaincu, et concluez avec moi, d’après les exemples que j’ai cités, que les Arts, bons en eux-mêmes, ne perdent point les mœurs des jeunes filles ; qu’ils les rendent laborieuses, occupent leur esprit, et ne les empêchent point d’être de bonnes mères, et des épouses fidèles ; que leur talent même, flattant la vanité de leurs maris, est un lien de plus pour les attacher, et un véhicule pour l’Amour qui s’endort quelquefois dans les bras de l’Hymen ; et finissez pas convenir, qu’il n’est pas d’un bon Chrétien de sonner le tocsin sur toutes les femmes Peintres, et de les diffamer à plaisir d’un seul trait de plume.

Quant à la question, s’il n’y a point trop de Peintres, mâles ou femelles, car le talent n’a point de sexe, cela peut être ; mais dans une pépinière, quel jeune arbre oserez-vous arracher de préférence ? ne craindrez-vous point d’en détruire un, qui aurait fait l’honneur du verger ? Laissez-les donc croître ; c’est à leurs risque et fortune qu’ils porteront de bons ou mauvais fruits.

Sans rancune, M l’Anonyme, levez la visière et montrez-vous comme moi. Pour vous, Messieurs les Journalistes, (je parle à tous en général) voulez-vous vous faire parfaitement estimer, suivez l’exemple que vous donne souvent le Mercure : mettez au bas de chaque article, ceci est de M Tel. Les avis que l’on donne dans vos feuilles auront mois d’amertume et de partialité, ou du moins, on ne les attribuera pas à Mrs Tels et Tels, dont la plume bénévole et demeurée tranquillement dans le cornet,

J’ai l’honneur d’être, etc Signé Renou