1780, n°275, dimanche 1er octobre, Architecture, Fin de la Lettre de M Dufourny de Villiers. (Voyez la feuille d’hier)

En appliquant mes principes à la construction des Théâtres, il est évident qu’ils doivent être, 1° entourés de rues ; 2° isolés de toutes habitations ; 3° que leur forme extérieure doit être circulaire, ce qui est plus favorable pour la circulation des voitures qui peuvent aborder de toutes parts, les portiques ouverts au pourtour ; 4° qu’aux seuls Théâtres tragiques on peut tolérer les colonnes ; 5 que les avant-corps, qui interrompaient nécessairement les lignes circulaires, doivent en être absolument proscrits ; 6° que les croisées doivent être colossales et renfermer sous l’apparence extérieure d’un seul étages toutes les distributions intérieures, sinon au lieu d’annoncer au public, dès le dehors, une Salle assez vaste pour le recevoir, elles ne lui donneront l’idée que de chambrettes pour les Acteurs ; 7° enfin, que de toutes les formes il que la circulaire, qui réunisse toutes les propriétés ; elle est donnée par la nature, qui rassemble circulairement autour d’une action, tous ceux qui en sont les témoins ; elle est la plus analogue à la distribution intérieure, la plus convenable pour l’incidence des rues, selon toutes les directions ; elle est enfin consacrée par l’exemple respectable des Théâtres et des Amphithéâtres antiques, la forme quarré-long ne s’étant introduite chez les Modernes que par une imitation servile des jeux de Paume premiers berceaux de nos théâtres.

Je crois avoir satisfait à toutes les conditions dans le projet que j’ai présenté au mois de Février dernier, pour une Salle destinée aux Comédiens Italiens, sur le terrain de l’Hôtel de M le Duc de Choiseul, rue de Richelieu ; mais l’opinion que les Architectes se contentent trop souvent d’étonner les yeux par le fracas ruineux des ordres d’Architecture, et que trop rarement ils emploient la sculpture pour parler à l’esprit et émouvoir l’âme, j’ai eu recours à celle-ci, et j’ai cherché dans son expression, tout ce qui, mieux que des colonnes, pouvait faire connaître le but moral de l’édifice que j’ai développé dans un bas relief continu, régnant au-dessus des croisées. La Sagesse, qui dans les leçons agréables du Théâtre emploie l’image de tous les âges et de tous les personnages, pour faire connaître par des actions les dangers de l’abus des passions et la félicité qui suit leur bon usage, serait représentée à l’origine du bas-relief par une Minerve dépouillée par les grâces de son appareil austère ; l’une enlèverait son Egide et l’autre sa Lance, une troisième son Casque, et trois Muses la paraient de fleurs ; elle aurait un visage riant et tenant des masques, elle paraîtrait daigner se prêter à jouer à plusieurs personnages. Elle indiquerait aussi ces différentes Scènes qui occuperaient la suite du bas-relief, où l’on verrait l’effet des passions sur les divers âges, le déshonneur où leur excès conduit ; la vénération, le culte que l’on rend à la vertu, et surtout, la vieillesse fortunée, qui après avoir joui des penchants légitimes, après avoir inspiré les vertus à plusieurs générations, se voit entourée d’une postérité nombreuse et tendrement unie. C’est ainsi que j’ai cru pouvoir faire renaître cet usage trop abandonné, de donner de la vie aux murailles, de les mettre en commerce de pensées avec le Spectateur, usage respectable, usage infiniment utile aux mœurs publiques, et dont il nous reste quelques vestiges dans certains bas-reliefs et dans des inscriptions qui renferment des sentences sublimes, auxquelles on ne peut comparer quelques inscriptions modernes, qui ne ressemblent qu’à des extraits de gazettes.

C’est d’après ces principes, que mes plans, mon modèle en relief, et mes proportions pour la construction de la Salle des Comédiens Italiens doivent être examinés et jugés ; mais aussi avide de conseils que vous, Monsieur, puisque je suis dans les mêmes circonstances, avec le plus vif désir de bien mériter du public, dont l’intérêt, aux yeux des Artistes, devait éclipser tous les autres, je les demande à tous, et à vous personnellement, pour mon instruction et pour fixer les idées de cette multitude de concitoyens, qui, dans ses jugements redoutables, prête à saisir la vérité si on la lui présente, se laisse cependant entraîner fort souvent par l’habitude, si on la lui laisse ignorer.

Puisse notre correspondance exciter une discussion aussi utile, et produire tous les effets d’un concours, seul moyen de perfectionner toutes choses, et conforme d’ailleurs aux vues actuelles du Gouvernement pour provoquer l’émulation.

J’ai l’honneur d’être, etc

Dufourny de Villiers