1783, n°88, 29 mars, Architecture, Aux Auteurs du Journal.

Messieurs,

Je voulais désavouer le compte que vous avez rendu de mon projet de Salle d’Opéra, dans le n° 80 de votre Journal, attendu qu’il n’entrait point dans mes vues de donner à mon projet cette forme de publicité ; mais l’empressement extraordinaire de l’homme qui réclame ce projet en faveur de M le Doux dans le n°82, rend ce désaveu inutile, et je n’ai rien maintenant de plus pressé que de lui répondre.

Je dois commencer par rendre justice à un Artiste estimable, qui certainement n’a aucune part à tout ceci. Je dois dire que personne ne respecte plus que moi les talents de M le Doux ; et que de tous nos habiles Architectes, il est un de ceux qui ont le plus de goût et de génie. Personne ne peut avoir plus de vénération que moi pour le Magistrat qui a permis que l’on mît son nom dans votre Journal ; mais tout cela ne prouve en aucune manière que “mon projet a été imaginé en 1775 par M le Doux”.

L’idée des amphithéâtres est de l’antiquité la plus reculée ; aussi n’ai-je point prétendu que l’invention m’en appartînt ; et M le Doux n’en est pas plus le créateur que moi. Nos moyens d’exécution sont absolument différents, et n’ont de commun que cette première idée qui n’est pas à nous.

La forme de ma salle est un trapèse dont le petit côté a 42 pieds et fait l’ouverture de l’avant-scène, et dont le grand côté est formé par une partie circulaire ; c’est exactement la forme d’un éventail ainsi que je l’ai annoncé.

La forme de celle de Besançon est un demi- cercle parafait dont le diamètre a 62 pieds et forme l’avant-scène. Or un demi-cercle n’est point un éventail et n’a pas de branches.

Ma salle est composée de six rangs de loges formant un vaste amphithéâtre porté sur un soubassement percé de cinq larges arcades, au travers desquelles on aperçoit un autre amphithéâtre, des loges grillées et des balcons.

La salle de M le Doux est composée d’un amphithéâtre de deux gradins, puis de deux rangs de loges, puis d’un autre amphithéâtre de cinq gradins, et enfin d’un troisième amphithéâtre de quatre gradins, pratiqué au haut de la salle derrière un rang de colonnes de Pestum : en tout trois amphithéâtres et deux rangs de loges.

J’ai six rangs de loges toutes divisées et toutes en amphithéâtre ; chacun avec un corridor de plein pied, et ayant chacun sept pieds de hauteur.

M le Doux n’en a que deux rangs qui soient divisés, les autres sont en gradins continus. Les niveaux de ses deux rangs ne diffèrent que de quatre pieds, cela l’oblige de monter du corridor au premier rang, et de descendre du corridor au second rang ;et ce parti est tellement différent du mien, qu’il lui est impossible, en le prenant, de faire plus de deux rangs de loges divisées suivant nos usages, au lieu que j’en ai fait autant qu’il m’a plu, sans aucune gêne.

Je ne parlerai point ici de la différence prodigieuse qui se trouve entre les deux projets relativement à la forme extérieure, à la disposition des accessoires, et à la décoration soit du dehors, soit du dedans.

L’Auteur de la réclamation aurait dû faire deux réflexions : 1° que l’on n’accuse point un homme de plagiat, sans se nommer aussi publiquement qu’on l’accuse. 2° Que l’on peut faire à toute rigueur une description semblable de deux dessins différents. Rien ne se ressemblerait plus dans une description que le portail de Sainte Geneviève et les six colonnes du grand ordre de l’Ecole de Chirurgie, et rien n’est plus différent en exécution. L’Auteur de la réclamation aurait dû voir mes dessins, et il est aussi vrai que vraisemblable qu’il ne les a point vus.

J’ai eu à cet égard l’attention qu’il n’a pas eue. Je n’ai pas voulu lui répondre sans connaître plus particulièrement la Salle de M le Doux. C’est, Messieurs, à la vue des dessins authentiques de cette Salle, que je viens de me procurer et dont j’ai appris les calques, que je vous écris. C’est à la vue de ces dessins que je demande à mon Accusateur : 1° où il a vu que l’Amphithéâtre de M le Doux formait un éventail ? Un demi-cercle n’est point un éventail, et n’a pas de branches comme un trapèse ; 2°où il a vu que l’avant-scène de M le Doux n’avait que 42 à 43 pieds d’ouverture, tandis qu’il en a 62 à 63 ? Je crois que c’est une faute d’impression ; car il est dit plus bas que le théâtre par sa largeur, est susceptible de plusieurs scènes pour les à parté. Et cet avantage, si c’en est un, ne serait point compatible avec un avant-scène qui n’aurait que 42 pieds ; 3° où il a pris qu’il y avait cinq rangs de loges, toutes divisées dans la Salle de M le Doux, tandis qu’il n’y a en a que deux ou trois amphithéâtres ?

M le Doux sera, sans doute, très disposé à consentir à l’offre que je lui fais de déposer ses dessins dans tel endroit qu’il voudra choisir, j’y déposerai les miens, afin que le Public en puisse faire la comparaison. C’est le seul moyen qu’il ait de désavouer une accusation qui le compromet, et dont je ne le crois point l’auteur. Au cas qu’il ne croie pas devoir accepter mon offre, j’ai l’honneur de le prévenir que j’ai les calques de son projet à côté de mes dessins, et que tout le monde pourra venir chez moi faire la comparaison, à laquelle il se sera refusé.

Permettez-moi, Messieurs, de finir par une petite remarque qui me paraît essentielle. On vous a fait dire dans l’extrait de mon mémoire, que dans ma Salle chaque rang de loges aura un corridor, un immense Amphithéâtre, un Parterre assis. Ce serait, sans doute, un très grand avantage que tant de choses réunies à chaque rang de longes ; et il a paru si considérable à mon Accusateur, qu’il a cru pouvoir le réclamer pour la Salle de Besançon. M le Doux n’a certainement pas cet avantage, et je ne l’ai pas plus que lui.

Quant à celui des Loges divisées et en retraite les unes derrière les autres, c’est-à-dire à l’avantage de l’Amphithéâtre antique adapté à nos usages ; c’est vous, Messieurs, qui avez dit, dans votre compte rendu que ce projet était d’un genre absolument nouveau parmi nous.

Pour moi, je l’ai si peu dit que j’ai fait mention expresse, p. 4 de mon Mémoire imprimé, des tentatives multipliées, mais malheureuses, de plusieurs Artistes pour rappeler cet avantage. Celle de M le Doux a été l’une des plus heureuses sans doute, et vous avez vu, Messieurs, qu’elle n’a pu lui fournir que deux rangs de Loges divisées, sans qu’il lui soit possible d’en avoir un de plus.

J’ai l’honneur d’être, etc POYET