1787, n°203, 22 juillet, Variété, AAJ, Lafere, 17 juin 1787.

Messieurs,

Il me semble que tout le monde, dans Paris, souffre, plus ou moins de la difficulté d’en connaître assez les rues pour être assuré de pouvoir arriver aux lieux où l’on veut se rendre. Quelques-uns remédient, en partie, à cet inconvénient, en se faisant conduire en voiture ; les autres sont réduits à la triste ressource de faire des demandes. Non que je n’aie, comme un autre, remarqué l’obligeance du peuple parisien à cet égard ; mais parce que j’ai vu que soit timidité, soit orgueil, personne ne faisait cette demande sans éprouver quelque embarras. La prodigieuse quantité de rues nouvelles, qu’on a faites depuis si peu d’années, a beaucoup empiré le mal ; car on ne trouve presque plus de cochers, même parmi ceux de place, à qui quelques-unes de ces rues nouvelles ne soient totalement étrangères ; et l’on sent qu’à plus forte raison, les renseignements, si nécessaires aux piétons, sont devenus plus difficiles à donner, et par conséquent à recevoir, sans compter le temps que perdent et les personnes à pied et celles en voitures, faute de pouvoir ordonner leurs courses, par l’ignorance où elles sont de la position respective des différentes rues.

Il me paraît donc qu’il ne serait pas sans utilité de fournir à tous les habitants de cette ville immense un moyen de la parcourir et de s’y reconnaître, en sorte que chacun pût être sûr d’arriver où il entreprend d’aller. Je crois aussi qu’il ne peut y avoir de moment plus favorable à cette opération, que celui où les limites de Paris paraissent être fixées pour long temps, par la nouvelle enceinte qu’on vient de construire.

Le moyen que j’ai à proposer est simple et peu coûteux ; il ne demanderait que de faire ajouter à l’écriteau sur lequel est le nom de chaque rue une lettre un numéro ; et de la part des habitants, que de connaître les lettres les et les chiffres.

La méthode la plus sûre pour bien expliquer mon idée serait sans doute de l’adapter, de suite, à un plan de Paris ; mais comme votre Journal n’a pas encore le luxe des gravures, je tâcherai de me faire entendre sans le secours des planches.

Soit Paris, considéré comme un carré de 4 mille toises de côté et divisé en deux parties égales par la rivière qui le traverse ; cette rivière deviendra le côté commun de deux parallélogrammes égaux, situés sur ses rives droite et gauche, et ayant chacun 4 mille toises de base sur 2 mille toises de hauteur. Je divise ce côté commun en 10 parties égales, et par ce point de division j’élève des perpendiculaires jusqu’au côté opposé de chacun des parallélogrammes aussi égaux, dont le côté, pris sur la première base, aura 400 toises, et la hauteur, devenue grand côté, toujours 3 mille toises.

Chacune de ces divisions formera un quartier de Paris.

On aura donc 10 quartiers sur la rive droite et 10 sur la rive gauche. A chacun d’eux, en commençant par la rive droite et suivant pour tous deux le cours de la rivière, j’affecte une lettre dans l’ordre alphabétique ; en sorte qu’on aura sur la rive droite, en descendant la rivière, les quartiers a,b,c,d,e,f,g,h,i,k, et sur la rive gauche, aussi en descendant, les quartiers l,m,n,o,p,q,r,s,t,u, laissant les 4 autres lettres pour les 4 îles que Paris renferme en son sein. Ces lettres seront placées sur chaque écriteau des rues qui dépendront des quartiers auxquels chaque lettre sera affectée.

Comme ces quartiers auront un côté fort long, (2 mille toises) je serais d’avis que, pour la moitié la plus éloignée de la rivière, on se servît de lettres majuscules, de façon qu’il y aurait réellement sur chaque rive 20 divisions ou quartiers.

Les quartiers ainsi formés, j’en numérote les rues, en observant d’affecter les n°s impairs aux rues dont la direction rend au parallélisme de la rivière, et les n°s pairs à celles qui se rapprochent davantage de la perpendiculaire ; et ayant aussi attention de commencer toujours ces n°s du bord de la rivière, pour les rues parallèles ; et suivant son cours, pour les rues perpendiculaires. Ces n°s seront aussi placés sur l’écriteau des rues ; en sorte que chacun portera le nom de la rue, une lettre et un n°.

Il faudrait également que les n°s des maisons fussent placés suivant le cours de la rivière, dans les rues qui y sont perpendiculaires, ils fussent placés de la rivière aux extrémités de Paris.

Ce léger travail une fois fait, toute personne connaîtra facilement la situation respective de chaque quartier dans la ville, celle de chaque rue dans le quartier, et celle de chaque maison dans la rue.

Pour donner une seule application de cette méthode, et un exemple des facilités qu’elle procurerait, je suppose qu’un Etranger, logé quartier petit d, rue 8, maison 25, veuille se rendre d’abord, quartier grand J, rue 13, maison 7, ensuite quartier o, rue 17 maison 44, et de là revenir chez lui ; cet Etranger saura, par la lettre de son quartier, qui est l’une des dix premières de l’alphabet, qu’il est sur la rive droite de la rivière ; et par la lettre majuscule du quartier qu’il cherche, que ce quartier est sur la même rive et vers l’extrémité de la ville ; il saura par le n° pair de sa rue, que la direction en est perpendiculaire à la rivière ; et par l’ordre des n°s des maisons, de quel côté se trouve cette rivière. Il sait pareillement qu’il doit suivre la direction opposée à ce côté, puisqu’il veut trouver un quartier (grand J) affecté d’une lettre majuscule, il sait, de plus, que pour y parvenir, qu’au moyen des rues à n° impair, qui sont celles parallèles à la rivière, il traverse les quartiers f,g,et h. il sait encore que, s’il arrive dans le quartier i, il faut, puis qu’il cherche le quartier J, qu’il prenne une rue à n° impair, pour s’élever à la hauteur de ce quartier, et de là rue 13, et la situation des n°s des maisons de ces rues lui montrera la direction qu’il doit suivre.

Pour se rendre ensuite au quartier o, il sait qu’il faut d’abord qu’il traverse la rivière, et par conséquent qu’il suive les rues a n°s impair ; et si le pont qu’il aura trouvé le mène, par exemple, au quartier s, il apprendra, par les n°os des maisons des rues à n° impair, la position des quartiers t et r. Or, il sait qu’il faut qu’il traverse ce dernier quartier, celui q et celui p, pour arriver au quartier o, où il cherchera la rue 17, comme ci-dessus.

Il sait de même que pour retourner de là chez lui, il faut qu’il traverse de nouveau la rivière ; et déjà il peut juger qu’étant dans le 4e quartier de la rive gauche, et ayant à se rendre dans le 5e quartier de la rive droite, il lui suffira de se diriger un peu vers la gauche, pour y arriver à peu près par le chemin le plus court.

Je le répète, ce projet me paraît utile, et le moyen en est simple et peu coûteux. Je crois qu’il sauverait un grand embarras aux Etranger et quelquefois même à la plus grande partie des habitants.

Signé CHODERLOS DE LACLOS, Capitaine d’Artillerie