Ponts et places

1786, n°58, 27 février, Variété, le 24 février

Messieurs,

Je n’entends parler que de Clubs, de Bals, de Modes, de querelles héroïques sur des textes frivoles ; et les Journaux et la Société gardent le silence, tandis qu’on réalise un projet si longtemps, si vainement désiré ; un projet dont l’accomplissement devient un bienfait public.

Une longue convalescence m’a permis de sortir seulement hier pour la première fois. Quel a été mon étonnement, mon admiration, je dirais ma reconnaissance, lorsqu’en traversant le quai de Gêvres, ci devant fermé par un rideau de maisons, j’ai été tout à coup frappé de la plus riche perspective ; lorsque arrivé sur le pont, j’ai trouvé une superficie libre, et que l’imagination cherche par quel artifice on a pu enlever, en si peu de temps, les immenses décombres qui la couvraient ! Ce qui ajoute encore au plaisir de la surprise, c’est de voir de quelle largeur incroyable il va s’y trouver pour les parapets, les trottoirs et le chemin.

J’étais par hasard accompagné d’un bonhomme Laudator temporis acti. Je ne pus m’empêcher de lui dire : Louez donc le temps passé qui éleva ces superbes merveilles que nous sommes obligés d’abattre. Tournez-vous à droite et à gauche ; et louez le temps passé. Voyez ces deux gaînes de St Jacques et de St Martin qui, dans les siècles que vous vantez, étaient cependant les principales rues de la Capitale ; et qui malheureusement forment encore aujourd’hui son plus grand diamètre. Voyez là-bas cette cage sur pilotis, ce fameux abreuvoir. Il fallut tout le génie de nos aïeux pour inventer une Samaritaine qui voiture, à dos d’hommes, toute l’eau de la ville ; tandis qu’aujourd’hui les Arts se font un jeu de la faire refluer en abondance dans nos jardins et nos maisons. Louez donc le temps passé, qui a creusé ces immenses cavernes qui soutiennent des faubourgs entiers, et que le Gouvernement est forcé d’étayer à grands frais. Encore une fois, louez donc le temps passé : tandis que pour faire de Paris la plus belle ville du monde, il n’y a rien à bâtir ; il ne s’agit que d’ôter.

Rendons grâces à ce digne Magistrat, à cet ami des arts, et des hommes, qui, après avoir fait, vingt ans, dans sa Généralité, tout le bien qu’un bon père ferait dans sa famille, vient ouvrir au milieu de Paris, si j’ose le dire, une nouvelle voie à la Providence, en rendant l’air aux Hospices des malades, aux quartiers les plus habités, au lit d’un fleuve obstrué ; et qui trouve ainsi le secret d’unit la magnificence et la salubrité, Remercions-le, au nom des pauvres, pour les bains gratuits qu’il a établis en leur faveur ; au nom des Citoyens d’avoir mis à leur portée de tous, ces secours devenus si nécessaires.

S’il était permis de faire un vœu pour couronner de si belles entreprises, ce serait de placer, sur le pont de Notre-Dame, la statue de Louis XVI, en regard avec celle de Henri IV. De tous les coins, de toutes les avenues de Paris, on verrait ces bons Princes, comme les Génies tutélaires qui veillent sur le nouveau temple de la Justice. Placés, l’un sur la partie la plus riche de la Seine, l’autre sur la plus commerçante et la plus active ; environnés de leur peuple, ils seraient tous les jours témoins de ses travaux ; et, dans les époques nationales, sembleraient présider ses fêtes. J’ai l’honneur d’être, etc

Signé le marquis de Villette.